lundi 22 octobre 2018

Yeni Safak : une fabrique d'informations, sur laquelle se basent les médias occidentaux pour informer les citoyens sur l'affaire Khashoggi (Art.570)


Commençons d'abord par la lecture du Guardian, l'édition de dimanche. Le quotidien britannique nous a expliqué hier que dans son dernier article « Martin Chulov retrace les événements entourant cette mort (de Jamal Khashoggi) et les éléments de l'enquête, et établit des liens avec le controversé prince héritier de Riyad (MBS) ». Une lecture passionnante. On se croirait presque dans un roman de John le Carré, sauf que ce n'est pas très flatteur pour un journaliste.


Zappons les détails de romans de gare: « (Khashoggi à sa fiancée, avant de rentrer dans le consulat) Souhaitez-moi bonne chance! »

Zappons aussi toutes les approximations grotesques de l'article: « Après un examen minutieux et implacable (notez bien 'implacable')... les enquêteurs turcs et les agences de renseignement mondiales (notez bien 'mondiales'!) se préparaient à révéler le récit (càd les faits)... d'un coup prémédité par l'État (Arabie saoudite) » ; « certains membres de l'équipe de frappe (les 15, dont un qui serait mort il y a deux ans, mais ressuscité apparemment pour les besoins de l'opération) auraient enregistré (la mise à mort de Khashoggi) sur leur téléphone comme un trophée » (il ne faut pas oublier, on a affaire à des barbares sadiques venus spécialement d'Arabie!), un enregistrement intercepté en temps réel par les Turcs (comprendre par là, que c'est beaucoup plus sérieux que l'histoire bidon de l'Apple Watch! Martin Chulov évoque même un micro placé dans le consulat, voire un microphone directionnel, qui traverse les murs, en nous précisant que « tous deux relevant techniquement des capacités de la Turquie », il ne manquait plus que de sous-entendre que les Saoudiens sont encore au stade du téléphone arabe!), qui de l'aveu du journaliste est « devenu le fondement de l'affaire contre l'Arabie Saoudite ».

Zappons également les extrapolations rachitiques : « (ce qui s'est passé a) dévoilé le royaume comme aucun autre événement depuis les attentats terroristes du 11 septembre » ; « un complot visant à assassiner l'un des plus puissants critiques du prince Mohammed » (très mal informé le Britannique) ; « Peut-il (MBS) être à nouveau un partenaire crédible? ». C'est la seule vérité implacable de l'article! Qu'on ne s'y trompe pas, c'est le coeur de l'affaire.

A aucun moment Martin Chulov ne se donne la peine d'expliquer clairement à ses lecteurs que son long récit est basé essentiellement sur une source connue, le quotidien turc Yeni Safak, et de multiples sources anonymes. Non, non, ce n'est ni Tichrine de Damas ni al-Akhbar de Beyrouth, c'est le Guardian de Londres, un journal fondé en 1821 svp. Que de crimes sont commis de par le monde au nom des sources anonymes! J'avais décerné le titre de « Miss Anonymous Source » à Scarlett Haddad (OLJ), en 2013 déjà, mais alors là, désolé, elle est détrônée. Bon, je ne peux pas vous en dire plus, puisque ces sources sont anonymes. Par contre, je peux en dire beaucoup sur Yeni Safak. Accrochez-vous parce que c'est hallucinant.

Yeni Safak est un quotidien conservateur turc connu pour son soutien inconditionnel à Erdogan, employant de nombreux journalistes islamistes, accusé à de nombreuses reprises d'incitation à la haine contre les opposants politiques (avec des menaces!) et les minorités (juifs et homosexuels), ayant une déontologie plus que douteuse. C'était la principale source de désinformation lors des manifestations anti-Erdogan de Gezi (2013-2014), n'hésitant pas à inventer des histoires pour discréditer les protestataires (ex. les manifestants ont bu de l'alcool dans la mosquée de Dolmabahçe, une femme voilée a été attaquée par des hommes torses nus, etc.).

Il a été pris en flagrant délit de falsification par Noam Chomsky. Non seulement il s'est permis de modifier l'interview que le philosophe et historien américain lui avait accordé par email en 2013, mais il a tout simplement inventé des questions qui n'ont jamais été posées et des réponses qui n'ont jamais été données. Dans la falsification audio, Yeni Safak a même de l'expertise à revendre. En 2016, il a trafiqué la bande son d'une vidéo, afin de faire croire que l'auditoire d'une émission de débat scandait des slogans en faveur du leader kurde, Abdullah Ocalan, fondateur et chef du PKK, considéré comme terroriste par la Turquie et condamné à mort. Ça ira ou je continue?


Fascinant, n'est-ce pas? Il ne s'agit pas d'examiner dans cette note la véracité des infos rapportées par les Turcs et partagées par tout le monde, je l'ai déjà fait dans mon dernier article, mais plutôt de mettre en lumière un autre point de ce dossier. Une grande partie de l'affaire Khashoggi repose sur les dires et allégations de ce journal, sans qu'aucun média occidental, aucun càd pas un seul -en tout cas pas le Guardian, le Washington Post, le New York Times, Le Monde, etc.- ne se donne la peine, au cours de ces trois semaines d'information à flux tendu, de vérifier à qui on avait affaire et d'avertir leurs lectrices et lecteurs. Alors que Yeni Safak est une fabrique d'informations, les médias occidentaux se sont contentés en tout et pour tout d'un laconique et vague « quotidien progouvernemental ». Chapeau pour le journalisme d'investigation! On croit rêver.

Par conséquent, nous ne pouvons qu'être inquiets sur l'état de l'information dans le monde. J'étais un des rares à démontrer scientifiquement comment les médias français avaient déliré gravement sur l'affaire Benalla (juillet-août 2018): 1 409 articles en 14 jours, publiés par 10 quotidiens et magazines de France, dont Le Monde, qui à lui seul avait mobilisé 48 journalistes sur le sujet, pendant que le coût colossal de la longue grève stérile de la SNCF (924 millions $) passait totalement inaperçu. Les Français n'ont pratiquement pas été informés, 10 dépêches sur le sujet dans les 10 organes de presse étudiés.

Entre les fake news et l'emballement médiatique -à la recherche du buzz, de la surenchère, du sensationnalisme, du profit pécuniaire et politique- waouh, bonne chance chers lectrices et lecteurs pour vous retrouver! Alors, un conseil les ami-e-s, ne faites confiance à personne, Bakhos Baalbaki compris. Multipliez vos sources, sinon, vous êtes désinformés et mal informés, et beaucoup plus que vous ne le pensez, même en lisant, en écoutant et en regardant, les plus prestigieux des médias du monde. Et devinez l'ironie de cette histoire? C'est le thème de l'article post mortem de Jamal Khashoggi. Sauf que le journaliste saoudien parlait du monde arabe, ignorant que même en Occident, les citoyens sont mal informés et désinformés parfois par de prestigieux médias.

Nul ne sait jusqu'où ira l'affaire Khashoggi. On est en pleine spéculation dans l'enquête et dans les manoeuvres politiques. Mais une chose est sûre et certaine pour l'instant, cette tragédie montre au monde entier, le vrai visage de Recep Tayyip Erdogan. Depuis trois semaines, le gardien de la Sublime porte couvre et alimente la fabrique d'informations, Yeni Safak, un organe de presse méprisable sur lequel se basent les médias occidentaux pour informer les citoyens des pays occidentaux sur l'affaire Khashoggi, sans se donner la peine de les avertir à qui ils ont affaire. Aux citoyens occidentaux, notamment européens, de prendre conscience de la manipulation, pour ne pas dire de la supercherie.

Depuis le 2 octobre, Erdogan s'est fixé trois objectifs.

• Primo, redorer son blason avec l'Occident, et faire oublier et pardonner, à la fois: son soutien aux courants islamistes en Syrie depuis mars 2011 ; ses frontières passoires, aux jihadistes côté syrien et aux migrants côté européen ; son chantage avec les réfugiés et les migrants, pour obtenir 3 milliards d'euros de l'Union européenne en mars 2016 et 3 autres milliards d'euros en mars 2018 (soit au total, près de 7 milliards de dollars!) ; son intervention militaire dans le conflit syrien pour écraser les forces kurdes ; les purges massives contre ses opposants suite à la tentative de coup d'Etat ; ses coups de colère contre l'Europe en général et l'Allemagne en particulier ; et j'en passe et des meilleures.

• Secundo, prendre le leadership du monde sunnite, notamment sur deux dossiers clés, la Syrie et la Palestine.

• Tertio, faire tomber Mohammad ben Salmane, un dirigeant arabe à l'aube de sa vie politique, craint aussi bien par la Turquie que par l'Iran, alors que lui, il s'en trouve au crépuscule.

La conférence de presse qu'il a organisée ce mardi, afin de maximiser ses profits, en exploitant ce malheur, est non seulement abjecte, mais c'est un signe de mauvais augure pour lui. Il avait promis la vérité. A l'arrivée, c'est un événement qui fait pscitt. Il confirme le doute qui a accompagné les révélations-allégations turques, l'affaire Khashoggi s'est transformée en une opération géo-politique.

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