mardi 9 octobre 2018

Disparition de Jamal Khashoggi : quand la réalité dépasse la fiction, même d'Agatha Christie (Art.562)


Que s'est-il passé sur les bords du Bosphore le mardi 2 octobre ? Alors que rien n'est moins sûr à l'heure actuelle, selon certains médias et des personalités turco-qataris, le journaliste saoudien est mort, assassiné au sein du consulat d'Istanbul. C'est une réalité qui dépasse la fiction du Crime de l'Orient Express d'Agatha Christie. Pas parce qu'on a la certitude qu'un meurtre a eu lieu, collectif de surcroit, mais parce que l'histoire est digne de l'écrivain anglaise.


Le constat est là, l'Arabie saoudite a mauvaise presse, alors que le Qatar s'en sort plutôt bien. Ce n'est certainement pas la disparition du journaliste saoudien Jamal Khashoggi qui changera la donne, en Orient comme en Occident. Et pourtant, il ne suffit pas d'acheter le PSG avec les pétrodollars et d'organiser un Mondial dans les pires conditions de l'histoire (sur les plans humain et environnemental), pour faire oublier que les Qataris offrent un havre de paix aux islamistes de tout poil sur al-Jazeera et assuraient un soutien important aux Frères musulmans d'Egypte, organisation considérée comme terroriste par les Saoudiens.

Jamal Khashoggi est un journaliste saoudien renommé. Il a travaillé notamment dans les quotidiens Arab News et al-Watan. Contrairement à ce qu'affirment certains médias qui couvrent l'affaire, il n'a jamais été forcé de s'exiler. Il a même refuser de demander l'asile politique au Royaume Uni, justement pour ne pas être mis dans la case des opposants à la monarchie saoudienne. Disons qu'il vit à l'étranger, depuis 2017 seulement, pour avoir sans doute plus de liberté pour s'exprimer.

Dans tous les cas, Jamal Kashoggi a passé le plus clair de son temps entre les soutanes de la cour royale saoudienne, notamment en tant que conseiller du prince Turki ben Faïsal al Saoud, l'ancien et puissant chef des renseignements saoudiens et ambassadeur à Londres et à Washington. Il n'avait rien de rebelle, même pas modéré, puisqu'il a soutenu pratiquement toutes les décisions politiques du royaume, y compris celles prises par le prince héritier lui-même, Mohammad ben Salmane : la guerre au Yémen, la confrontation avec l'Iran, les réformes sociales et même, la vague d'arrestation lors d'une vaste opération classée sous le slogan de la lutte contre la corruption. Il a même parlé de la doctrine Salmane, c'est pour dire. Pour résumer Khashoggi en un mot, disons que c'est un patriote, voire un nationaliste, longtemps en accord totale avec la politique suivie par l'Arabie saoudite. Alors, pourquoi MBS aurait-il décider de le découper en morceaux, le dissoudre dans l'acide ou l'incinérer ? Peut-être parce qu'il en savait trop, voire pour donner une leçon à ceux qui seraient tentés de le suivre. Soit, mais est-ce que cela justifie le grand risque pris en kidnappant ou en tuant un ressortissant saoudien à l'étranger dans un bâtiment diplomatique? On peut en douter.

Depuis un temps, il publie ses articles dans le Washington Post. Il est lu et suivi aux Etats-Unis. Pour soutenir son chroniqueur, le quotidien américain à laisser les colonnes réservées à Jamal Khashoggi vides vendredi dernier. Malgré son tempérament sympathique et son ouverture d'esprit, on ne peut pas vraiment dire que ce journaliste engagé est un fervent défenseur des droits de l'homme, même après son départ d'Arabie saoudite. Disons qu'il est devenu légèrement plus critique à l'égard de la monarchie saoudienne de Mohammad ben Salmane, surtout après son rapprochement avec le président américain, Donald Trump, mais pas de quoi constituer une menace pour les autorités saoudiennes. On en a connu de plus virulents.

Ce n'est qu'un secret de Polichinelle, Khashoggi a une grande sympathie pour le Qatar et les Frères musulmans. Et c'est peu dire. Il adhère à leur idéologie et pas qu'un peu. Comme Erdogan et la Turquie d'ailleurs. Il ne s'en cache pas. Il a interrogé Oussama ben Laden, le chef de l'organisation terroriste al-Qaeda à plusieurs reprises avant les attentats du 11-Septembre. Par devoir ou par sympathie, c'est à se demander.  Tout cela ne justifie en rien sa disparition ou son meurtre éventuel, mais c'est une nuance importante à relever dans cette affaire, dont les médias d'Orient et d'Occident n'évoque pas, quand ils ne le font pas succinctement.

En 2015, il a fait un aveu qui n'est pas passé inaperçu. « Je les connais (les Frères musulmans) très bien. Je suis passé par leurs écoles et leurs idées quand j'étais étudiant. Je ne suis pas seul dans ce cas (...) Ça m'a influencé. » En 2017, il affirme dans un tweet, en réponse à quelqu'un qui le questionnait sur son appartenance à cette confrérie : « Depuis longtemps, je constate que quiconque croit au changement et à la réforme, au printemps arabe et à la liberté, et qui chérit sa religion et son pays, est décrit comme étant des Frères (musulmans)... Il semble que les Frères ont une pensée noble. » Certains se sont empressés pour mettre ces propos polémiques sur le compte éventuel du sarcasme. Peut-être bien, sauf qu'à la lecture des échanges sur Twitter, tout doute à ce sujet se dissipe. Lorsqu'un compatriote lui a fait remarquer que le groupe est interdit par l'Etat, il s'est demandé : « Et qu'est-ce l'Etat? Ce sont des hommes, c'est leur opinion aujourd'hui, peut-être qu'elle sera différente demain (...) Les idées sont des oiseaux libres ». Et il ne s'est pas contenté de cela. A celui qui lui a fait remarquer que même le soutien d'une telle idéologie est interdit en Arabie saoudite, il en remet une couche : « C'est impossible à appliquer avec les Frères musulmans car leur approche est celle de tout musulman ». Par la suite, il continuera la défense des Frères musulmans en faisant remarquer que ceux d'Arabie saoudite, du Golfe arabique et du Maghreb, ne sont pas répréhensibles à partir du moment où ils ne font pas allégeance à un guide ou un Etat étranger. Et quand qu'on l'a mis en garde contre l'interprétation de ses propos par ses adversaires, cela n'a pas semblé le déstabiliser : « Au contraire, (Dieu) m'a donné l'occasion de témoigner et de dire ce que je voulais dire depuis longtemps ».

En 2018, une fois bien installé entre les Etats-Unis et la Turquie, il est revenu sur le sujet via l'antenne d'Al-Jazeera, la chaine qatarie, pour expliquer que les Frères musulmans ont gagné la bataille des idées, qu'il ne sert plus à rien de les combattre, qu'ils triompheront en toutes circonstances aux quatre coins du monde arabe et qu'ils resteront dans le paysage politique ad vitam aeternam, enfin, tant que l'islam demeure dans le paysage religieux. Là aussi, les naïfs pourraient y voir un constat, voire une critique de l'islam, pas du tout. Le lendemain, Jamal Khashoggi apportera un éclairage sur la question dans un tweet : « Les Frères (musulmans) resteront, ainsi que les salafistes, les soufis, l'école d'opinion et tous les détenteurs d'idées. Les idées ne meurent pas. » Ainsi, pour le journaliste saoudien, l'idéologie des Frères musulmans fait partie de la liberté de penser au même titre que le reste.

Jamal Khashoggi sur al-Jazeera le 8 mars 2018 : les Frères musulmans resteront dans le paysage politique, tant que l'islam demeurera dans le paysage religieux

Trois semaines plus tard, il rédigera l'article, « Ô Frères (musulmans), pourquoi vous vous mêlez de politique? » Un titre qui n'a rien de déroutant, quand on lit le contenu. « Les Frères musulmans ne se rendent peut-être pas compte qu'ils ont gagné et qu'il est temps d'abandonner leur organisation qui inquiète déjà certains des dirigeants de la région. "L'islam politique" est devenu un choix populaire pour un segment important de toute société musulmane. Ce qui l'empêche de gouverner ou de participer aux gouvernements, c'est l'instauration de la démocratie. » Tout l'article est écrit pour faire comprendre aux Frères musulmans combien ils sont puissants et qu'il vaut donc mieux pour eux de devenir « faiseurs de roi » que de s'obstiner à être roi. Mais voyons, si Jamal Khashoggi n'est pas un frère musulman, on se demande qui l'est vraiment ?

Toujours est-il que le journaliste saoudien s'est rendu au consulat mardi dernier pour effectuer des démarches administratives, afin de se remarier avec une ressortissante turque, qui serait proche d'un des conseillers d'Erdogan. C'est la seule certitude connue du dossier, tout le reste n'est que fiction pour l'instant. Est-il resté ou ressorti du consulat ? On n'en sait rien. Les Saoudiens disent oui, les Turcs et les Qataris disent non. Et pourtant, ce n'est pas sorcier de le savoir, il suffit de visionner les images des caméras de surveillance ! Tuer quelqu'un dans un consulat, non mais est-ce plausible? Techniquement oui, mais en réalité, comment faire disparaître le corps dans les eaux du Bosphore ou au dessus de la Méditerranée ? Mission impossible. A moins de faire venir 15 personnes d'Arabie saoudite, tôt le matin, avec la sinistre mission de procéder avec une tronçonneuse et non avec de l'acide ou le feu, et de les faire repartir l'après-midi, comme si de rien n'était, quitte à les payer en heures supp éventuellement. Je n'invente rien, on a bel et bien dit qu'une équipe de 15 personnes est venue spécialement d'Arabie saoudite dans la journée et que son corps a été retrouvé en morceaux. A croire les propagandistes, on avait affaire à des criminels écolos, l'acide et le feu sont très néfastes pour les poissons et les oiseaux.

Paranoïaque comme il est, Recep Tayyip Erdogan n'a toujours pas digéré que le monde entier -pays arabes, européens et américains inclus- ait osé annoncer qu'il était perdu de vue pendant quelques heures au cours de la tentative de coup d'Etat de juillet 2016. Depuis, le gardien de la Sublime porte a une dent spécialement contre les Etats-Unis, l'Allemagne et l'Arabie saoudite. Et ce n'est pas tout. Depuis la crise entre Riyad et Doha, Ankara s'est rangé du côté de ce dernier. Mais encore, le Qatar et la Turquie, qui ont largement contribué à la montée de l'islamisme au cours de la guerre en Syrie, se retrouvent aujourd'hui autour de la même table avec l'Iran et la Russie sur la question syrienne.

Pour l'instant, toutes les infos qui circulent sur l'affaire Khashoggi au Moyen-Orient émanent de personnes et de médias sympathisants des Frères musulmans, de la Turquie et du Qatar, et d'ennemis notoires d'Arabie saoudite, comme al-Jazeera, al-Jadeed, al-Manar et Middle East Eye. Le journaliste britannique David Hearst, qui dirige ce dernier site (soupçonné d'être financé par le Qatar), a sans doute raison, Jamal Khashoggi est un démocrate. Mais il oublie de préciser que c'est un démocrate comme peut l'être un grand sympathisant des Frères musulmans, une organisation transnationale, parrainée et protégée par la Turquie et le Qatar, classée comme terroriste par l'Arabie saoudite (la rupture des relations et le bannissement ont commencé après le soutien des Frères musulmans à l'invasion du Koweit par Saddam Hussein), les Emirats arabes unis, l'Egypte et la Russie, qui prônent entre autres, l'islamisation de la société, le retour strict aux préceptes du Coran, l'application de la charia, la voie du jihad, la discrimination à l'égard des femmes, la lutte contre la laïcisation des mentalités, le rejet des influences occidentales et l'établissement d'Etats islamiques. Bonjour la démocratie !

L'enquête suit son cours. Pas la peine de rentrer dans des spéculations hasardeuses. A ce stade, nous avons deux certitudes. D'un côté, l'affaire revêt maintenant un caractère géopolitique incontestable, même si ce n'était pas le cas au départ. De l'autre côté, Mohammad ben Salmane a peut-être quelques raisons d'éliminer cet opposant à son pouvoir, mais il faut être conscient aussi que la Turquie et le Qatar ont tout intérêt dans cette affaire à bien huiler leur machine de propagande pour accuser et accabler leur adversaire régional, l'Arabie saoudite. En attendant la suite, on ne peut que souhaiter le retour sain et sauf de Jamal Khashoggi parmi les siens. Et attention à la navigation du côté de la mer Noire, les eaux du Bosphore seront troubles pour un moment.

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