Entrée de la statue Notre-Dame de Fatima au Parlement libanais le 16 juin 2015. Photo : Bilal Jawich, Anadolu Agency |
Qui a suivi les actualités libanaises ces
derniers jours est aujourd’hui persuadé que le pays du Cèdre est le royaume des athées et le dernier bastion de
la laïcité sur Terre. A entendre certains et à lire d’autres, il est clair que le
peuple libanais lui-même ignorait qu’il vivait dans le meilleur des mondes,
jusqu’au débarquement de Notre-Dame de Fatima,
représentée par sa statue évidemment, à l’aéroport de Beyrouth, le 12 juin 2015.
Pour être juste, disons que la polémique n’a éclaté au grand jour qu’avec l’entrée de la statue, pas toute seule
quand même, dans le hall du Parlement
libanais le 16 juin, avec la bénédiction du patriarche des lieux, Nabih
Berri. Il faut avouer aussi que le feu a couvé sous la cendre pendant plusieurs
jours, l’apparition politisée place de l’Etoile n’était que la goutte d’eau qui
a fait déborder le vase. Ce point est parfaitement illustré d’ailleurs par le tweet du journaliste Nadim Koteich :
« Est-ce que les Chrétiens libanais sont-ils sérieux avec cette
euphorie qui prend place actuellement autour de Fatima à Beyrouth. Et au
Parlement ». Pour marquer l’étonnement à ses 126 000 followers, la
star de Futur TV a accompagné son interrogation de pas moins de 9 points
d’exclamation et de 8 points d’interrogation. 17 ponctuations spéciales pour un
tweet qui n’autorise que 140 caractères, c’est pour dire, il croyait vivre
parmi les Suédois -le peuple le plus athée au monde (selon certaines estimations, 85% des gens ne croient
pas en Dieu)- avec des Norvégiens comme voisins. En bien non, bienvenue au
Moyen-Orient.
Le hasard des événements a fait que je me suis
retrouvé au Liban lors d’une autre visite
historique du même ordre, celle de la châsse de Sainte-Thérèse, le 1er septembre 2002. A l’époque, j’étais accompagné par une amie française, sociologue,
athée et anticléricale, une digne héritière de Danton et de Saint-Just, qui
n’hésiterait pas une seconde si on lui donnait le pouvoir, à transformer les 50
000 églises et chapelles de France et de Navarre, en habitations à loyer modéré.
Et encore, c’est pour rester politiquement correct. Pendant 77 jours, les
chrétiens libanais, des musulmans aussi, se sont entassés par milliers quotidiennement sur
les bords des routes à l’entrée des villes et des villages, pour accompagner les
reliques de la religieuse carmélite de Lisieux, jusqu’à l’église centrale de
chaque commune traversée. Tout le monde voulait porter le reliquaire de la
sainte patronne de la France et de la Russie, des orphelins, des tuberculeux et
des malades du sida. Je fus frappé davantage par la réaction de mon invitée que
par celle de mes hôtes, étant habitué aux dévotions, intercessions et
processions du peuple libanais depuis le biberon. Mon amie n’a vu dans la ferveur religieuse de la foule, comme
moi donc, qu’une manifestation excessive
certes, mais typiquement méditerranéenne, en parfaite harmonie avec la foi
religieuse, l’environnement et l’histoire. Hasard des coïncidences, j’ai eu
l’occasion deux semaines plus tard d’assister à l’entrée des cendres d’Alexandre Dumas au Panthéon de Paris, le 30
novembre 2002. Les Français s’étaient entassés eux aussi rue Soufflot pour
accompagner cet événement profane. Le délire a poussé un des pèlerins à venir
avec l’ensemble des œuvres de l’écrivain français. Durant toute la cérémonie, il
les a portées dans ses bras, comme un dernier hommage à ce grand homme de
France. Ce jour-là, j’ai compris que les
ferveurs humaines qu’elles soient religieuse, culturelle, mondaine ou sportive,
sont à la base, toutes comparables.
Mettons-nous d’accord, la statue de Sainte Marie, un symbole religieux, n’a absolument rien à
faire dans les locaux d’un Parlement, une institution politique, même au
pays des 18 communautés et des fanatiques de tout poil. C’est complétement
grotesque. En plus, soyons d’accord là aussi, la vierge de Fatima ne pourra faire aucun miracle pour faciliter
l’élection du président de la République libanaise, tellement la bêtise qui
entrave ce devoir démocratique depuis le 25 mai 2014, la non-présentation des
députés du 8-Mars aux séances électorales, est grande. Nadim Koteich aurait dû
le savoir et nous épargner les deux points d’exclamation supplémentaires pour
souligner le fait que « la
présidentielle n’a pas besoin d’une statue sacrée, mais plus de rationalité de
la part des leaders chrétiens », sachant très bien que seul Hassan
Nasrallah, le leader chiite du Hezbollah, bloque réellement la présidentielle
libanaise, à cause de la guerre en Syrie, et non les leaders chrétiens, et que Walid Joumblatt, le leader
druze, fait tout ce qui est possible et imaginable pour éviter l’arrivée d’un leader chrétien fort à la tête de l’Etat libanais. Affaire réglée, passons à
la suite.
Comment Nadim Koteich et consorts peuvent-ils s’étonner de ce geste déplacé, alors que certains
politiciens et journalistes, sunnites et chiites, commencent leurs discours
politiques par « bismellah el re7man
el ra7im » ? Comment
peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que parmi ces hommes politiques, certains députés du Hezbollah, Ali Ammar et
Nawaf Moussawi (à partir de 10:49) par exemple, débutent leur intervention au sein même de l’hémicycle du Parlement
libanais, justement puisqu’on y
est, par la basmala, sous les
oreilles bienveillantes du président chiite de l’Assemblée nationale, Nabih
Berri ? Des pratiques qui ont poussé un jour, le député maronite de Zghorta,
Estephan Douaihy, à prendre la barque religieuse lui aussi et à faire le signe de la
croix lors de la discussion de la déclaration gouvernementale de Tammam Salam
en mars 2014, et a commencé son intervention politique par « besm el2ab wal 2ében wal rou7 elqodos, al2illah elwa7id, amine.
dawlat al ra2iss... » (au nom du Père, du Fils et du Saint-Esprit). Comment
peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que tous les chefs des communautés religieuses libanaises, chrétiennes et musulmanes, se mêlent des affaires politiques dans les moindres détails et qu'un des plus importants partis politiques libanais, le Hezbollah, est dirigé par un homme religieux, sayyed Hassan Nasrallah ?
Comment peut-on s’étonner de ce geste
déplacé, alors qu’il est aujourd’hui impossible
pour tout profane, ou non-chrétien, d’échapper
à la sonnerie des cloches de volée et la messe transmise par haut-parleur,
s’il habite dans un périmètre de 1 km autour d’une église ou d’un couvent catholique ou orthodoxe ? Comment
peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que les muezzines sunnites appellent à la prière tous les paisibles
citoyens du pays du Cèdre, toutes appartenances religieuses confondues, à n’importe quelle heure du jour et de
la nuit et les muezzines chiites le
font même pendant les représentations artistiques du Festival de Baalbek
dans la cité antique gréco-romaine d’Héliopolis ?
Comment peut-on s’étonner de ce geste
déplacé, alors que l’icône de la vierge
Marie, portant l’enfant Jésus, trône dans certaines succursales de la Banque Audi,
situées dans des régions maronites ? Ah si, au-dessus de la porte d’entrée
après le sas. Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que les fidèles chiites se flagellent dans la
rue, jusqu’au sang, lors de la fête de l’Achoura ?
Comment peut-on s’étonner de ce geste
déplacé, alors que nombreux
ressortissants franco-libanais, journalistes compris, défenseurs zélés
d’une certaine idée de la France, dont la République française se passerait
bien, schizophrènes à leurs heures perdues, voulaient à l’automne dernier, qu’on laisse les crèches s’installer dans
toutes les mairies françaises, mais s’offusquent aujourd’hui de l’entrée de la
statue de Notre-Dame de Fatima quelques minutes dans le hall du Parlement
libanais ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que depuis
quatre ans, on voit et on entend systématiquement nos voisins syriens, les Norvégiens de Nadim Koteich, filmer les
atrocités de la guerre qui ravage leur pays avec un « Allah wou akbar » toutes les sept secondes ?
Comment peut-on s’étonner de ce geste
déplacé, alors que les Libanais sont
encore obligés de se marier devant un prêtre ou un cheikh pour sceller leur
union ? Comment peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que des politiciens et des intellectuels, et même
des journalistes, chrétiens et musulmans, vous sortent à tout bout de champ des « metel ma Allah be ridd » et « inchallah kheir » (comme Dieu le veut) ? Comment
peut-on s’étonner de ce geste déplacé, alors que certains présentateurs du journal télévisé portent le voile islamique
ou le pendentif croix ?
Enfin, il serait fastidieux de relever
toutes les manifestations religieuses intempestives dans la vie quotidienne des
Libanais. L’essentiel c’est de
comprendre que l’entrée de Notre-Dame de Fatima au Parlement mardi dernier, s’inscrit
dans une certaine logique des choses.
Toujours est-il que les grandes démocraties dans le monde, notamment américaines et européennes, autorisent de par leurs lois constitutionnelles
ou par les usages, à invoquer Dieu directement ou indirectement, ou à le
prendre pour témoin, dans les
serments d’investiture, au sein même des institutions de l’Etat, sans que les communs
des mortels ne s’en offusquent. Alors que le président américain, comme tous les élus du Congrès, prêtent
serment sur la Bible dans le Capitole, les membres de la Chambre des
représentants et du Sénat, comme le vice-président américain, jurent de
défendre la Constitution « avec
l’aide de Dieu ». Depuis 2007, où le cas s’est présenté pour la
première fois, il est même possible de le faire sur le Coran. De l’autre côté
de l’Atlantique, le chancelier allemand,
peut demander que « Dieu lui (me) vienne en aide », le parlementaire suisse « jure devant Dieu tout-puissant » et le
président grec de la République le
fait « au nom de la Trinité Sainte, consubstantielle
et indivisible ». Dans notre contrée d’Orient, beaucoup de ceux qui ont
considéré le passage éclair de la statue Notre-Dame de Fatima au Parlement
libanais comme le suprême sacrilège porté à la démocratie libanaise, ignorent « qu’avant de prendre possession de ses
fonctions, le Président de la République
(libanaise) prête serment de fidélité, devant le Parlement, à la Nation
Libanaise et à la Constitution, dans les termes suivants: ‘Je jure par Dieu Tout-Puissant, d’observer la Constitution et les lois
du Peuple libanais, de maintenir l’indépendance du Liban et l’intégrité du
territoire’ ». Contrairement à l’Allemagne et à la Suisse où l’invocation
de Dieu est facultative, celle-ci est obligatoire au pays du Cèdre, en vertu de
l’article 50 de la Constitution libanaise.
Oui on peut regretter que nous soyons
encore là. Mais personnellement, je ne suis pas surpris et je n’en fais pas
tout un plat. Kel hal dawché, tout ce
tapage autour de la statue de Notre-Dame de Fatima au Parlement libanais,
m’a plutôt fait sourire. C’est digne d’un film d’Emir Kusturica. Et si demain, les musulmans se décident à ramener al-rayat al-sawda2, l’étendard noir de Mahomet, ou rayat
al-hussein, la bannière du dôme de l’imam
Hussein, à l’intérieur de l’Assemblée nationale, pour inspirer les députés
dans la désignation du futur Premier ministre ou le choix d’un successeur au dinosaure
du perchoir, on en aura besoin d’ailleurs !, malgré la connotation profondément
politique d’un tel acte, ça me fera sourire aussi. Ça sera évidemment une dérive inquiétante de la vie politique libanaise,
mais il faut reconnaitre que la situation globale est éminemment plus grave qu’on ne le pense. Ce qui s’est passé le 16 juin est « un
symptôme » et non « la maladie ». Pour sortir notre pays de sa
religiosité excessive, qu’elle soit sincère ou tartuffienne, il faut s’attaquer
aux causes profondes et non aux manifestations superficielles. Dans ce but, il faut engager progressivement la
« révolution religieuse ». Celle-ci
passe forcément par la diminution de toutes les manifestions religieuses dans
l’espace public, aussi bien dans les communautés chrétiennes que chez les
communautés musulmanes. A commencer par exemple, par les « manifestations »
massifs et récurrentes dans la rue, sur les chaines de télévision, dans les
journaux et sur les réseaux sociaux à chaque Noël, Adha, Pâques et Ramadan. Il faudrait
songer à revenir à certaines bonnes habitudes d’antan : un vœu autrefois,
c’était une histoire entre deux personnes, qui se déroulait à huis clos, oralement
ou par écrit, par téléphone ou en face-à-face. Aujourd’hui, le cerveau libanais
voit, lit et entend le « joyeux Noel » et le « ramadan
karim », des milliers de fois, et en double svp, puisque Catholiques et Orthodoxes
ne s’accordent pas sur la date de la fête chrétienne, et Sunnites et Chiites ne
parviennent pas à fixer une date commune pour la fête musulmane. Pour éviter la surenchère religieuse dans
le domaine politique au sein des institutions libanaises, il faudrait sans doute commencer
par l’éviter dans la vie quotidienne, sur le plan médiatique et à travers
les réseaux sociaux. Au-delà de toutes ces surenchères regrettables, il ne faut
pas se leurrer, ce qui pose réellement problème et ce qui manque cruellement au Liban,
c’est surtout la culture démocratique.