Désolé pour ce long titre, mais il s’est
imposé de lui-même, je n’ai pas pu résister. Nous connaissons la puissance des images. Il faut dire
que les quatre photos sont terribles. Limitons-nous pour l'instant aux deux premières. Elles ont fait le tour des réseaux sociaux libanais et
internationaux. Sur la première, on voit
une femme pendue avec deux enfants, les trois corps sont suspendus sur une
haute muraille. Sur la seconde, on
aperçoit une vieille dame, ravagée par le temps et la vie, assise sur la
marche d’un escalier. La première, en haut à gauche, est « commercialisée »
selon le vecteur de la propagande et la date de mise sur le marché, au mois de
février, comme une musulmane tuée par
des bouddhistes, et au mois de mars, comme une chrétienne tuée par les djihadistes de « l’Etat
islamique ». A croire les deux propagandes, on arrive à la chimère d’une
chrétienne-musulmane tuée par des musulmans-bouddhistes. Le délire ! Les premiers propagandistes
prétendent que la photo a été prise en Birmanie,
les seconds qu’elle l’aurait été à Hassaké en Syrie. L’autre cliché, en haut à droite, était « commercialisé »
comme étant emm Kamal (la mère de
Kamal), une propriétaire de Beyrouth
condamnée à la pauvreté par les locataires anciens.
La « femme musulmane ou chrétienne »,
selon que vous avez été victime de l’une ou de l’autre propagande, est devenue
en quelques semaines, chez les uns, l’icône
du martyre musulman face à « la tragédie de l’islam de
Birmanie », ignorée par l'Occident, chez les autres, l’icône du martyre chrétien qui n’en finit
pas, face à « la barbarie de l’islam en Orient ». Pendant ce
temps-là, « emm Kamal », quant à elle, s’est transformée au fil du
temps en une icône vivante de l’injustice
qui frappe les propriétaires au Liban face à la « cruauté des locataires anciens ».
Certes, tout cela est bouleversant sauf que
la femme en question ne semble être ni chrétienne ni musulmane, encore moins,
tuée par des musulmans ou des bouddhistes, et emm Kamal, n’est assurément pas « hal elm3atra », encore
moins, une propriétaire dont les droits sont spoliés par des locataires
sans vergogne. Jamais la manipulation
des images n’a atteint une telle bassesse de nos jours. Merci internet,
vecteur du meilleur comme du pire ! A ce propos, cette famille n’aurait
pas été pendue par qui que ce soit. La
mère âgée de 24 ans, victime de violences conjugales répétées de la part
d’un mari alcoolique, aurait tué ses enfants, 5 et 3 ans, et se serait suicidée ensuite dans ce
puits situé sur les terres familiales. Cette tragédie s’est déroulée vers la
fin du mois de janvier, dans un village de l’ouest de l’Inde, à croire ce média indien.
Dans
notre contrée, les choses sont toujours pires qu’ailleurs. Il y a quelques
jours, sur Télé Liban (l’extrait dont je vous ferai le compte rendu se
situe entre 28:49-30:30), alors que le
Zorro des locataires anciens, un riche homme d'affaires de Beyrouth, Wajih Damergi... Qu’il m’en excuse, depuis
qu’on m’a traité de « Zorro » parce que je défends les locataires
anciens, je ne garde plus ce prestigieux titre pour moi, je le décerne à tous
ceux qui sont en première ligne dans cette lutte. Donc, alors que le président du Comité de défense des droits des locataires à Beyrouth, expliquait la
gravité du problème des locations anciennes aux téléspectateurs libanais,
et comment le lobby immobilier a fait pression pour faire passer la loi de
libéralisation sauvage des loyers anciens, afin qu’il puisse acheter des
quartiers entiers de Beyrouth -Karm
el Zeintoun (bonne sieste aux députés des Forces libanaises !), el-Basta el-Ta7ta et Khandaq el-Ghami2 (bonne sieste aux députés du Courant du Futur !), j’en
passe et des meilleurs, sans avoir à verser des indemnités aux locataires
anciens- Joseph Zogheib, président du Rassemblement des propriétaires d’immeubles
loués, le sergent Garcia des propriétaires anciens (restons dans la légende
de Zorro), l’interrompt -on se serait crus dans une scène d’un film de Kusturica-
et le défie de nommer ces gens. Zorro, sarcastique comme il se doit, lui répond
qu’il n’a qu’à consulter son répertoire téléphonique pour avoir les noms.
Enervé, sergent Garcia, rétorque qu’il ne connait personne de ce beau monde, balance son
téléphone vers Zorro, en lui disant : « vas-y, montre-moi », avant de reprendre aussitôt son portable, le brandit
face à la caméra, en expliquant avec la solennité d’une âme torturée, que « tu
veux voir ce qu’il y a dans mon téléphone... voici les propriétaires... voici
emm Kamal ! ». Zoom in du réalisateur, la charge émotive est
maximale. « Cela fait 40 ans qu’emm
Kamal crie et fait des sit-in place du Parlement, et leur dit (aux députés) : "je veux mon droit". Mais, lorsque le syndicat (les propriétaires anciens) a porté
sa voix, un des marchands des locations (les locataires anciens)... »
Chahuts dans le studio, entre Zorro, qui montre lui aussi une photocopie d'une photo de la vieille
dame et précise « voici emm Kamal qui
est exploitée par les propriétaires... » et sergent Garcia, énervé, qui
conseille à Zorro de se calmer en prenant un comprimé de Lexotanil, avant d’asséner
avec une onde acoustique pouvant briser un verre de cristal à 10 mètres de
distance : « Emm Kamal vit et vivra pour voir son gagne-pain (ses biens),
elle veut voir son gagne-pain (ses biens), elle veut voir son gagne-pain (ses biens) ! ». Ah
si, il l’a répétée à trois reprises, la dernière fut balancée en direction de
la caméra. Le spectacle est tragicomique, tout le monde était au bord des
larmes, même le crocodile de Nahr Beyrouth.
Quelques jour plus tard, rebelote. Nous
sommes sur la New TV dans l’émission de
Rima Karaki. Avec les mêmes invités, Zorro
et sergent Garcia, et surprise, emm Kamal en chair et en os. Les propriétaires
veulent frapper fort. Dès le départ le ton est donné. Joseph Zogheib prend emm
Kamal sous son aile. Comme la respectable dame avait du mal à s’exprimer, sergent
Garcia lui souffle ses réponses. Devant le ridicule de la situation, il se
justifie : « Ah, elle est
intimidée par le studio, voilà pourquoi je l’aide ». C’est c’là oui !
La journaliste demande à son invitée : « Alors,
vous profitez de votre immeuble ? » Emm Kamal : « Non, ils (les locataires) ne paient
pas ». C’est évidemment faux, qui ne paie pas est expulsé, même avec une location ancienne au Liban. Mais bon,
personne n’ose reprendre la vieille dame. L’émission se déroule sans grande
surprise, jusqu’au moment où sergent
Garcia interpelle directement sa protégée (à partir de 19:30).
- Joseph Zogheib : « Ya
emm Kamal, qu’est-ce qui vous a appauvri ? »
- Emm Kamal : « Le locataire »,
notez bien le singulier, en tant qu’entité ennemie. Le pluriel aurait été une réponse spontanée, n'est-ce pas ?
- Joseph Zogheib : « Est-ce que le locataire vous a-t-il donné votre droit pendant ces 40
ans ya emm Kamal ? »
- Emm Kamal : « Non ! »
- Rima Karaki : « Vous interrogez mieux que moi ? »
A cet
instant précis, sergent Garcia buvait du petit lait. Il était aux anges. Tout allait bien dans le meilleur des mondes. Sourire malicieux, il regarde la jolie
Rima, prend un air faussement modeste, écarte ses bras en disant : « C’est
la vérité, nous l’avons vécu ! » Les adversaires sont presque
terrassés, j’ai bien dit presque. Et voilà que la sonnerie du téléphone
retentit. Un Libanais
appelle Rima Karaki et se présente. Il se trouve dans les studios de la chaine. Il
est assis à côté du fils d’emm Kamal. Comme le monde est petit. Et voilà que toute la mascarade, qui a assez
duré, se dévoile aux téléspectateurs libanais, en direct svp. « Il (fils d’emm Kamal) m’a avoué que l’immeuble
de sa mère est libéré des locations anciennes, à l’exception de deux
appartements ! » Je vous avais prévenu dans mon article avant-hier,
la confrontation sera passionnée et passionnante. Eh bien figurez-vous, qu’emm Kamal est en réalité emm Asaad Sfeir.
Après quelques vérifications des cadastres, il paraît qu’elle est propriétaire d’un immeuble dans le secteur
de la Quarantaine, composé de 15 appartements, 12 bénéficient d’un bail de
location libre, au prix du marché et seulement 3 sont en location
ancienne. Emm Kamal possède aussi des
terrains dans la région de Daraya dont la valeur est estimée à plus d'un million de dollars. Incroyable. Coincé, Joseph Zogheib, détourne l’attention
en essayant d’exploiter la tragédie de Fassouh cette fois : « il y a encore la question de l’effondrement
des immeubles ya sit Rima. Ma3leich, il ne faut pas oublier Fassouh ».
L’effondrement de cet immeuble à Achrafieh le 15 janvier 2012 a
fait 27 morts et 12 blessés. Ce que sergent Garcia a omis de dire, c’est que le
propriétaire fut emprisonné à la suite de la tragédie. Il aurait supprimé des
murs porteurs ! Enfin, l’émission s’est terminée, chacun est rentré chez lui, il
n’empêche qu’une impression est restée dans la tête de tous les téléspectateurs :
prétendre que les tireurs de ficelles
ignoraient la réalité de la situation d’emm Kamal, est une couleuvre difficile
à avaler. Il n'y qu'à revoir l'émission après cette lecture éclairée. D'ailleurs, les révélations sur emm Kamal n'ont suscité aucune protestation chez le représentant des propriétaires anciens. Joseph Zogheib, qui avait l'air contrarié, s'est contenté de blaguer pour interrompre le témoignage d'Antoine Beskentéwé, celui qui a révélé le scandale : « il nous fait une conférence maintenant ! » On dirait que sergent Garcia le savait, hein ?
Il y a eu d’autres tentatives de détourner
la réalité et pour tromper son monde. J'ai deux exemples en tête. Le premier concerne ce
concours public réservé aux enfants, organisé au mois de septembre 2013 par
Daech à Alep et dont le but était de récompenser ceux qui connaissaient le
mieux le Coran. Tout en récitant les versets coraniques, une gamine commet une
erreur qui lui fait craindre de perdre le concours. L’animateur islamiste, un
barbu, vient la consoler. Tout rentre dans l’ordre et la gamine remporte même
le concours, sauf que la photo de
l’islamiste et de la petite fille, côte-à-côte sera
« commercialisée » sur les réseaux sociaux, sous la rubrique des
djihadistes qui vendent les petites filles chrétiennes et yazédites comme des esclaves
sexuelles. Les psychopathes en sont bien capables, évidemment, mais ce n'était pas le cas sur cette photo.
L’autre exemple qui me vient à l’esprit, c’est la photo
poignante prise par des activistes syriens opposant au régime quelques jours après l’immolation
par le feu du pilote jordanien en février 2015, où l’on voit quelqu’un tenant
une torche qui est sur le point de
mettre le feu à une cage où sont
entassés des mômes vêtus d’une tenue orange, afin de sensibiliser l’opinion
publique internationale sur le sort des enfants syriens qui sont brûlés vifs
par les bombardements de la population syrienne par le régime d'Assad avec des barils de TNT, dans l'indifférence générale du monde entier. Il
s’est trouvé là aussi, des propagandistes pour « commercialiser »
cette mise en scène comme étant l’immolation par le feu d’enfants chrétiens par
« l’Etat islamique ».
Toujours est-il qu'une femme pendue avec ses enfants n’est pas
forcément « une chrétienne tuée par des musulmans » ou « une musulmane tuée par
des bouddhistes », pas plus qu’une vieille dame assise sur le perron n’est
forcément « une propriétaire appauvrie par des locataires anciens », qu’un barbu
enlaçant une fille n’est forcément « un pédophile et pervers sexuel »
et de petits Syriens dans une cage ne sont forcément « des chrétiens qui
seront immolés par le feu des djihadistes ». Eh oui, rien n’est plus trompeur qu’une photo et aucune région au monde n’est
plus fertile pour la désinformation que le Moyen-Orient. Il faut donc apprendre
à se méfier des apparences, sans tomber pour autant dans les théories du complot,
le travers auquel nous cédons volontiers et facilement nous autres Arabes.