Réception des missiles Milan par l'armée
libanaise le 20 avril 2015, à l'aéroport de Beyrouth au Liban, dans le cadre du contrat Donas (signé entre l’Arabie saoudite et la France). Photo Reuters |
La décision
de l’Arabie saoudite de suspendre, voire d’annuler, un plan d’aide financière destinée aux forces armées libanaises
(l’armée libanaise et les Forces de sécurité intérieure), d’un montant global
de 4 milliards de dollars (qui
prévoyait des blindés, des canons, des hélicoptères, des corvettes, des
missiles, des drones et des radars ; une cinquantaine de missiles
antichars Milan ont été livrés), à cause
« de la confiscation de la volonté de
l’Etat libanais par le Hezbollah », fera couler beaucoup d’encre encore
longtemps. Quoi qu’il en soit :
- Prendre
Gebrane Bassil pour l’élément déclencheur de cette affaire, à juste titre
d’ailleurs, puisque le ministre libanais des Affaires étrangères, décida le 10 janvier 2016 que le Liban
s’abstient de voter en faveur de la déclaration et de la résolution finales
des ministres arabes des Affaires étrangères réunis au Caire (après l’incendie de l’ambassade saoudienne à Téhéran, suite à l’exécution de cheikh Nimr Baqr al-Nimr), parce que « celle-ci lie le Hezbollah au
terrorisme » et parce qu’en
réalité, son parti, le Courant patriotique libre (Michel Aoun) est un fidèle
allié du Hezbollah depuis plus de 10 ans ;
- Accuser
le Hezbollah d’être en toile de fond le principal responsable de ce désastre
financier et sécuritaire, à juste raison d’ailleurs, puisqu’à la suite de
l’exécution le 2 janvier 2016, de ce cheikh chiite saoudien (adepte de l’extension
de wilayat el-fakih aux pays arabes
et condamné pour terrorisme par les autorités judiciaires du royaume), le chef
du parti chiite libanais, Hassan Nasrallah,
a déclaré que « le sang de cheikh
Nimr poursuivra la famille Saoud dans le monde et dans l'au-delà... (cette exécution) dévoile le vrai visage
criminel, despotique, terroriste de l'Arabie saoudite », alors que le
numéro deux du parti, cheikh Naïm Qassem, a annoncé de son côté, « le
début de la fin du régime saoudien » ;
- Promettre
de démontrer « l’arabité des Libanais » dans les prochains jours, comme le suggère Nouhad Machnouk
(courant du Futur), qui considère que « la
décision des pays du Golfe (solidaires de l’arrêt des aides saoudiennes au
Liban), n’est pas un retrait du Liban, mais une annonce de confrontation
(contre le projet iranien) », alors que le ministre libanais de
l’Intérieur, coordonne officiellement certaines
activités de son ministère avec Wafik Safa (le responsable de l'unité de
coordination au sein de la milice chiite), au
sein même du ministère de l’Intérieur, et que son parti, le courant du Futur, dialogue en tête-à-tête
avec le Hezbollah, depuis des années ;
- Rédiger
un communiqué d’une « main de fer » (dans la forme), dans une « langue
de bois » (sur le fond), de la part
des pôles du 14-Mars, sur le rôle néfaste du « Hezbollah et de ses alliés », sans oser nommer ces
derniers, càd Michel Aoun et Sleimane Frangié, les candidats respectifs de
Samir Geagea et de Saad Hariri, les deux pôles du 8-Mars qui se considèrent « ne formant qu’une personne avec
Hassan Nasrallah (le chef du Hezbollah) » au point de bloquer
avec lui l’élection présidentielle, depuis deux ans, et de boycotter comme lui
34 séances électorales ;
- Tenter
de rafistoler les relations libano-saoudiennes avec un communiqué tiède du
gouvernement de Tammam Salam qui affirme que « nous nous tiendrons toujours aux côtés de nos frères arabes (...)
Nous devons en ces temps difficiles, nous engager dans une politique de
distanciation (...) Le Liban n’oubliera pas le parrainage par l’Arabie saoudite
de l’accord de Taef qui a mis fin à la guerre au Liban... ainsi que son soutien
constant... et l’accueil de centaines de milliers de Libanais (...) Le Conseil
des ministres considère qu’il est nécessaire de redresser les relations entre
le Liban et ses (pays) frères » ;
- Et
envoyer une délégation composée du Premier ministre, Tammam Salam, et de 12,
24 ou 48 ministres, en Arabie saoudite,
pour expliquer la position du Liban et sa spécificité ;
Ne
changeront RIEN,
absolument rien, au cours des événements. Tout cela relève des palabres au pays
des palabres, 2aret 7aké fi bilad 2aret
el 7aké.
Une décision aussi grave de la part de l’Arabie
saoudite, n’est évidemment pas prise à la légère. Ramener toute cette affaire uniquement à une contre-réaction au ministre libanais
des Affaires étrangères et même aux positions récentes du Hezbollah, relève de
la naïveté politique et géopolitique. La bourde de Gebrane Bassil remonte
au 10 janvier, l’arrêt n’a été annoncé que le 19 février, soit 40 jours plus
tard, cherchez l’erreur. Quant à Hassan Nasrallah, rappelons que c’est un adepte
déclaré du concept chiite de « wilayat
al-fakih ». Il est donc entièrement soumis aux quatre volontés du
Guide suprême de la République islamique chiite d’Iran. Ses positions hostiles à
l’égard du royaume sunnite, prises en harmonie totale avec wali el-fakih Ali Khamenei, sont les mêmes depuis la nuit des temps
et sa « confiscation de la volonté de
l’Etat libanais » n’est pas un scoop. Aucun
de ces éléments ne justifie pleinement à lui seul la décision saoudienne.
Il existe plusieurs facteurs pour
l’expliquer que l’arabophobie de certains Libanais (à l’égard des pays arabes en
général et de l’Arabie saoudite précisément) et l’égocentrisme d’autres
Libanais (qui ramènent tout à leur nombril), ne permettent pas de voir. Fin de l’année 2015, l’Arabie saoudite a
annoncé un déficit budgétaire colossal pour 2016, pour la troisième année
consécutive. Il était de 15% du PIB l’année dernière, il sera de 11% cette
année. Par comparaison, il faut savoir que les déficits des pays développés
comme les Etats-Unis ou la France, s’élèvent respectivement à 2,5% et à 4%. L’Allemagne
par exemple, a même un excédent budgétaire de 0,7%. Un des « critères de
Maastricht » qui fixe le seuil de déficit public requis pour entrer dans
l’Union économique et monétaire européenne, la zone euro, est de seulement 3%
du PIB. Le budget de l’Etat saoudien est donc en déficit chronique grave. La
différence entre les dépenses et les recettes (hors emprunts et remboursement
d’emprunts), s’élèvent à 87 milliards de
dollars pour 2016. Elle était de 98 milliards en 2015. Ainsi, depuis le
début de l’année 2016, on s’attendait à
un ajustement drastique des dépenses publiques de l’Arabie saoudite.
Et pour bien compliquer la marge de manœuvre
du roi Salmane, aux commandes depuis seulement une année, 2016 est porteuse de trois mauvaises nouvelles pour le royaume.
- Primo, rien n’indique dans la conjoncture internationale une hausse prévisible
du prix du pétrole, donc une amélioration du déficit budgétaire du pays.
- Secundo, tout indique que le prix du pétrole restera bas. L’autonomie gazo-pétrolière des Etats-Unis grâce
à l’exploitation des hydrocarbures de schiste (qui ont fait de ce pays, le
premier producteur de pétrole au monde, devant l’Arabie saoudite ; position difficile
à conserver à cause des caractéristiques des gisements eux-mêmes et des problèmes
écologiques qui en découlent) et l’arrivée
de l’or noir iranien sur le marché mondial, après la sortie de l’Iran du
ban des nations, maintiendront pendant un temps le pétrole à un prix assez bas. Ce facteur est tout aussi défavorable pour l'Iran que pour l'Arabie saoudite.
- Tertio, l’Arabie saoudite et l’Iran sont de plus en plus engagés dans une confrontation ouverte et sans merci. La nouveauté pour 2016, c’est que l’Iran disposera
à terme d’une cagnotte d’au moins de 32 milliards de dollars d’avoirs dégelés, en
plus de ces nouveaux revenus pétroliers, après la levée des sanctions
occidentales suite à l’accord sur le nucléaire iranien. Hélas, la cupidité et
la naïveté des pays occidentaux n’ont pas permis de bien mesurer le risque qu’une grande partie de ce
pactole inespéré soit investie dans les projets d’ingérence de l’Iran dans les
affaires politiques et militaires arabes, en Irak, en Syrie, au Yémen, au
Bahrein et au Liban, bien évidemment. Voilà pourquoi l’Arabie saoudite était restée
méfiante de cet accord. Ainsi, pour bien faire, le royaume devrait faire
contrepoids à l’Iran sur les plans militaire et financier. Le roi Salmane est d'ores
et déjà engagé dans des conflits couteux dans ces pays, sur les plans militaire
et humanitaire, pleinement au Yémen et plus ou moins directement en Syrie. La
cagnotte, le pactole et l’ingérence accrue de l’Iran alourdiront l’engagement financier saoudien. Les aides militaires
au Liban s’inscrivaient quand même dans la logique de l’affrontement entre le Royaume wahhabite
sunnite et la République chiite des mollahs. En armant les forces légales du Liban, le défunt roi Abdallah et après
lui, l’actuel roi Salmane, voulaient renforcer l’Etat libanais au détriment du
Hezbollah, en coupant l’herbe sous les pieds de ses dirigeants, dont la propagande
consistait invariablement à présenter l’armée libanaise comme une institution sous-armée,
sous-entrainée et incapable d’assurer sa mission, afin de « légitimer »
l’existence de la milice chiite libanaise et officialiser « l’anomalie »
qu’elle constitue dans un Etat souverain.
Pour être complet sur le sujet, rajoutons que l’Arabie saoudite, qui a
conditionné la donation au Liban par l’achat direct d’armements de la France (dans le cadre du contrat « Donas », pour « DON Arabie Saoudite »),
fut très agacée, d’une part, par les commissions astronomiques réclamées
par les intermédiaires français, totalement injustifiées puisqu’ils ces
derniers n’avaient aucun rôle à jouer dans l’affaire, et d’autre part, par l’empressement de la France à faire les
honneurs au président iranien, Hassan Rohani, dès la sortie de l'Iran du bannissement dont il était l'objet.
Encore une dernière chose, si l'idée d'une offensive terrestre turco-saoudienne en Syrie se concrétise un jour,elle risque de se transformer en un gouffre financier. Il est donc nécessaire d'envisager un tel dérapage. Dans tous les cas de figure, beaucoup d'éléments laissent présager d'ores et déjà une implication accrue du royaume dans la guerre en Syrie: de la participation aux frappes contre Daech, depuis septembre 2014, nous sommes passés fin février 2016, à l'envoi de plusieurs chasseurs F-15 en Turquie et aux très importantes manœuvres militaires, « Tonnerre du nord », qui se dérouleront en Arabie saoudite et dans lesquelles seront impliqués une vingtaine de pays islamiques dont le Pakistan, la Malaisie, la Turquie, l'Egypte et le Maroc. Selon l'agence de presse officielle saoudienne SPA, celles-ci sont destinées à former les troupes engagées à « la lutte contre les forces illégales et les groupes terroristes, sur fond de menaces croissantes et d'instabilité politique dans la région ».
Pour
toutes ces raisons réunies, l’Arabie saoudite se devait donc d’être regardante sur ses
dépenses,
à la fois à l’intérieur du pays, mais aussi à l’extérieur, même si son budget
militaire reste phénoménal (57 milliards de dollars, 3 fois celui de la Turquie
ou d’Israël). Dans un Etat-providence, où 95% des salariés sont des fonctionnaires,
les mesures d’austérité se multiplient ou sont programmées pour les prochaines
années. Sur le plan interne, on note une
hausse des prix de l’électricité, de l’eau et même de l’essence (près de
50% ; soit 0,24 $/l), ainsi qu’une augmentation des taxes sur les services
et l’instauration d’une TVA dans l’ensemble des monarchies arabes du
Golfe.
Et sur
le plan externe,
c’est là où nous aurions dû faire gaffe ! Alors que tous les voyants
étaient au rouge et que RIEN ne les obligeait à le faire, c’est à ce moment-là que les
deux leaders libanais du 14-Mars, Saad
Hariri, le chef du courant du Futur, et
Samir Geagea, le chef du parti des Forces libanaises, choisissent, pour
offrir la magistrature suprême à leurs adversaires politiques du 8-Mars, en adoptant les candidatures de Sleimane
Frangié et de Michel Aoun, deux présidentiables qui considèrent Hassan Nasrallah, le
secrétaire général du Hezbollah, comme « le
souverain de tous » (saïyid el kéll) et « le chef exceptionnel » (qa2ed estesté2é).
Il
était donc clair pour l’Arabie saoudite que le succès du renforcement de l’Etat
libanais et de ses forces armées, au détriment de l’Etat hezbollahi et de la
milice chiite, était foncièrement compromis à partir du moment où les Libanais
ne faisaient rien pour y parvenir. Pire encore, ceux qui étaient censés mener un tel projet à terme, le camp du
14-Mars avec ses deux principaux pôles,
Saad Hariri et Samir Geagea, ont décidé de mettre tout en œuvre pour faire
élire comme président de la République, « Chef
de l’Etat et commandant en chef des forces armées », selon l’article
49 de la Constitution libanaise (qui soit dit au passage, et selon les
prérogatives que lui confère cette dernière, préside le « Conseil Supérieur de Défense »), un des deux alliés indéfectibles du Hezbollah, Sleimane Frangié et
Michel Aoun. Devenant risqué, l’investissement saoudien » de 4
milliards de dollars dans un « Liban souverain », ne pouvait
certainement pas être maintenu, encore moins dans une optique de restriction
budgétaire.
La pétition lancée par Saad Hariri dans le
cadre de cette affaire, est certainement une bonne initiative. « Nous prions le roi Salmane et les
dirigeants du Conseil de Coopération des pays du Golfe, de continuer à soutenir
le Liban... Le Liban restera un modèle de coexistence, fidèle à son
appartenance arabe, fort par son attachement à l’indépendance de son Etat ».
Il n’empêche que le vrai signal fort qui
pourrait pousser les Saoudiens à reconsidérer leur décision, c’est de leur
montrer que nous travaillons sérieusement au renforcement de la souveraineté de
l’Etat libanais, au détriment de l’hégémonie d’une milice illégale. Comme
on peut le lire dans une fable de la Fontaine, « Aide-toi, le Ciel t’aidera », cela doit commencer par l’organisation
d’une conférence de presse commune entre
Saad Hariri et Samir Geagea, à l’occasion de la tenue de la 36e séance électorale au Parlement libanais, le 2 mars prochain, pour annoncer officiellement que la
mascarade de leur soutien aux candidatures de Sleimane Frangié et de Michel
Aoun, pour soi-disant sortir le Liban de l’impasse de la vacance
présidentielle, était une erreur politique, le fruit d’un moment d’égarement
injustifié et qu’ils y renoncent
définitivement.
A lire aussi