mardi 23 février 2016

Pourquoi l’Arabie saoudite a mis fin à son plan d’aide militaire au Liban, via la France ? (Art.341)


Réception des missiles Milan par l'armée libanaise
le 20 avril 2015, à l'aéroport de Beyrouth
au Liban, dans le cadre du contrat Donas
(
signé entre l’Arabie saoudite et la France).
Photo Reuters
La décision de l’Arabie saoudite de suspendre, voire d’annuler, un plan d’aide financière destinée aux forces armées libanaises (l’armée libanaise et les Forces de sécurité intérieure), d’un montant global de 4 milliards de dollars (qui prévoyait des blindés, des canons, des hélicoptères, des corvettes, des missiles, des drones et des radars ; une cinquantaine de missiles antichars Milan ont été livrés), à cause « de la confiscation de la volonté de l’Etat libanais par le Hezbollah », fera couler beaucoup d’encre encore longtemps. Quoi qu’il en soit :

- Prendre Gebrane Bassil pour l’élément déclencheur de cette affaire, à juste titre d’ailleurs, puisque le ministre libanais des Affaires étrangères, décida le 10 janvier 2016 que le Liban s’abstient de voter en faveur de la déclaration et de la résolution finales des ministres arabes des Affaires étrangères réunis au Caire (après l’incendie de l’ambassade saoudienne à Téhéran, suite à l’exécution de cheikh Nimr Baqr al-Nimr), parce que « celle-ci lie le Hezbollah au terrorisme » et parce qu’en réalité, son parti, le Courant patriotique libre (Michel Aoun) est un fidèle allié du Hezbollah depuis plus de 10 ans ;

- Accuser le Hezbollah d’être en toile de fond le principal responsable de ce désastre financier et sécuritaire, à juste raison d’ailleurs, puisqu’à la suite de l’exécution le 2 janvier 2016, de ce cheikh chiite saoudien (adepte de l’extension de wilayat el-fakih aux pays arabes et condamné pour terrorisme par les autorités judiciaires du royaume), le chef du parti chiite libanais, Hassan Nasrallah, a déclaré que « le sang de cheikh Nimr poursuivra la famille Saoud dans le monde et dans l'au-delà... (cette exécution) dévoile le vrai visage criminel, despotique, terroriste de l'Arabie saoudite », alors que le numéro deux du parti, cheikh Naïm Qassem, a annoncé de son côté, « le début de la fin du régime saoudien » ;

- Promettre de démontrer « l’arabité des Libanais » dans les prochains jours, comme le suggère Nouhad Machnouk (courant du Futur), qui considère que « la décision des pays du Golfe (solidaires de l’arrêt des aides saoudiennes au Liban), n’est pas un retrait du Liban, mais une annonce de confrontation (contre le projet iranien) », alors que le ministre libanais de l’Intérieur, coordonne officiellement certaines activités de son ministère avec Wafik Safa (le responsable de l'unité de coordination au sein de la milice chiite), au sein même du ministère de l’Intérieur, et que son parti, le courant du Futur, dialogue en tête-à-tête avec le Hezbollah, depuis des années ;

- Rédiger un communiqué d’une « main de fer » (dans la forme), dans une « langue de bois » (sur le fond), de la part des pôles du 14-Mars, sur le rôle néfaste du « Hezbollah et de ses alliés », sans oser nommer ces derniers, càd Michel Aoun et Sleimane Frangié, les candidats respectifs de Samir Geagea et de Saad Hariri, les deux pôles du 8-Mars qui se considèrent « ne formant qu’une personne avec Hassan Nasrallah (le chef du Hezbollah) » au point de bloquer avec lui l’élection présidentielle, depuis deux ans, et de boycotter comme lui 34 séances électorales ;

- Tenter de rafistoler les relations libano-saoudiennes avec un communiqué tiède du gouvernement de Tammam Salam qui affirme que « nous nous tiendrons toujours aux côtés de nos frères arabes (...) Nous devons en ces temps difficiles, nous engager dans une politique de distanciation (...) Le Liban n’oubliera pas le parrainage par l’Arabie saoudite de l’accord de Taef qui a mis fin à la guerre au Liban... ainsi que son soutien constant... et l’accueil de centaines de milliers de Libanais (...) Le Conseil des ministres considère qu’il est nécessaire de redresser les relations entre le Liban et ses (pays) frères » ;

- Et envoyer une délégation composée du Premier ministre, Tammam Salam, et de 12, 24 ou 48 ministres, en Arabie saoudite, pour expliquer la position du Liban et sa spécificité ;

Ne changeront RIEN, absolument rien, au cours des événements. Tout cela relève des palabres au pays des palabres, 2aret 7aké fi bilad 2aret el 7aké.

Une décision aussi grave de la part de l’Arabie saoudite, n’est évidemment pas prise à la légère. Ramener toute cette affaire uniquement à une contre-réaction au ministre libanais des Affaires étrangères et même aux positions récentes du Hezbollah, relève de la naïveté politique et géopolitique. La bourde de Gebrane Bassil remonte au 10 janvier, l’arrêt n’a été annoncé que le 19 février, soit 40 jours plus tard, cherchez l’erreur. Quant à Hassan Nasrallah, rappelons que c’est un adepte déclaré du concept chiite de « wilayat al-fakih ». Il est donc entièrement soumis aux quatre volontés du Guide suprême de la République islamique chiite d’Iran. Ses positions hostiles à l’égard du royaume sunnite, prises en harmonie totale avec wali el-fakih Ali Khamenei, sont les mêmes depuis la nuit des temps et sa « confiscation de la volonté de l’Etat libanais » n’est pas un scoop. Aucun de ces éléments ne justifie pleinement à lui seul la décision saoudienne.

Il existe plusieurs facteurs pour l’expliquer que l’arabophobie de certains Libanais (à l’égard des pays arabes en général et de l’Arabie saoudite précisément) et l’égocentrisme d’autres Libanais (qui ramènent tout à leur nombril), ne permettent pas de voir. Fin de l’année 2015, l’Arabie saoudite a annoncé un déficit budgétaire colossal pour 2016, pour la troisième année consécutive. Il était de 15% du PIB l’année dernière, il sera de 11% cette année. Par comparaison, il faut savoir que les déficits des pays développés comme les Etats-Unis ou la France, s’élèvent respectivement à 2,5% et à 4%. L’Allemagne par exemple, a même un excédent budgétaire de 0,7%. Un des « critères de Maastricht » qui fixe le seuil de déficit public requis pour entrer dans l’Union économique et monétaire européenne, la zone euro, est de seulement 3% du PIB. Le budget de l’Etat saoudien est donc en déficit chronique grave. La différence entre les dépenses et les recettes (hors emprunts et remboursement d’emprunts), s’élèvent à 87 milliards de dollars pour 2016. Elle était de 98 milliards en 2015. Ainsi, depuis le début de l’année 2016, on s’attendait à un ajustement drastique des dépenses publiques de l’Arabie saoudite.

Et pour bien compliquer la marge de manœuvre du roi Salmane, aux commandes depuis seulement une année, 2016 est porteuse de trois mauvaises nouvelles pour le royaume.

- Primo, rien n’indique dans la conjoncture internationale une hausse prévisible du prix du pétrole, donc une amélioration du déficit budgétaire du pays.

- Secundo, tout indique que le prix du pétrole restera bas. L’autonomie gazo-pétrolière des Etats-Unis grâce à l’exploitation des hydrocarbures de schiste (qui ont fait de ce pays, le premier producteur de pétrole au monde, devant l’Arabie saoudite ; position difficile à conserver à cause des caractéristiques des gisements eux-mêmes et des problèmes écologiques qui en découlent) et l’arrivée de l’or noir iranien sur le marché mondial, après la sortie de l’Iran du ban des nations, maintiendront pendant un temps le pétrole à un prix assez bas. Ce facteur est tout aussi défavorable pour l'Iran que pour l'Arabie saoudite.

- Tertio, l’Arabie saoudite et l’Iran sont de plus en plus engagés dans une confrontation ouverte et sans merci. La nouveauté pour 2016, c’est que l’Iran disposera à terme d’une cagnotte d’au moins de 32 milliards de dollars d’avoirs dégelés, en plus de ces nouveaux revenus pétroliers, après la levée des sanctions occidentales suite à l’accord sur le nucléaire iranien. Hélas, la cupidité et la naïveté des pays occidentaux n’ont pas permis de bien mesurer le risque qu’une grande partie de ce pactole inespéré soit investie dans les projets d’ingérence de l’Iran dans les affaires politiques et militaires arabes, en Irak, en Syrie, au Yémen, au Bahrein et au Liban, bien évidemment. Voilà pourquoi l’Arabie saoudite était restée méfiante de cet accord. Ainsi, pour bien faire, le royaume devrait faire contrepoids à l’Iran sur les plans militaire et financier. Le roi Salmane est d'ores et déjà engagé dans des conflits couteux dans ces pays, sur les plans militaire et humanitaire, pleinement au Yémen et plus ou moins directement en Syrie. La cagnotte, le pactole et l’ingérence accrue de l’Iran alourdiront l’engagement financier saoudien. Les aides militaires au Liban s’inscrivaient quand même dans la logique de l’affrontement entre le Royaume wahhabite sunnite et la République chiite des mollahs. En armant les forces légales du Liban, le défunt roi Abdallah et après lui, l’actuel roi Salmane, voulaient renforcer l’Etat libanais au détriment du Hezbollah, en coupant l’herbe sous les pieds de ses dirigeants, dont la propagande consistait invariablement à présenter l’armée libanaise comme une institution sous-armée, sous-entrainée et incapable d’assurer sa mission, afin de « légitimer » l’existence de la milice chiite libanaise et officialiser « l’anomalie » qu’elle constitue dans un Etat souverain.

Pour être complet sur le sujet, rajoutons que l’Arabie saoudite, qui a conditionné la donation au Liban par l’achat direct d’armements de la France (dans le cadre du contrat « Donas », pour « DON Arabie Saoudite »), fut très agacée, d’une part, par les commissions astronomiques réclamées par les intermédiaires français, totalement injustifiées puisqu’ils ces derniers n’avaient aucun rôle à jouer dans l’affaire, et d’autre part, par l’empressement de la France à faire les honneurs au président iranien, Hassan Rohani, dès la sortie de l'Iran du bannissement dont il était l'objet. 

Encore une dernière chose, si l'idée d'une offensive terrestre turco-saoudienne en Syrie se concrétise un jour,elle risque de se transformer en un gouffre financier. Il est donc nécessaire d'envisager un tel dérapage. Dans tous les cas de figure, beaucoup d'éléments laissent présager d'ores et déjà une implication accrue du royaume dans la guerre en Syrie: de la participation aux frappes contre Daech, depuis septembre 2014, nous sommes passés fin février 2016, à l'envoi de plusieurs chasseurs F-15 en Turquie et aux très importantes manœuvres militaires, « Tonnerre du nord », qui se dérouleront en Arabie saoudite et dans lesquelles seront impliqués une vingtaine de pays islamiques dont le Pakistan, la Malaisie, la Turquie, l'Egypte et le Maroc. Selon l'agence de presse officielle saoudienne SPA, celles-ci sont destinées à former les troupes engagées à « la lutte contre les forces illégales et les groupes terroristes, sur fond de menaces croissantes et d'instabilité politique dans la région ».

Pour toutes ces raisons réunies, l’Arabie saoudite se devait donc d’être regardante sur ses dépenses, à la fois à l’intérieur du pays, mais aussi à l’extérieur, même si son budget militaire reste phénoménal (57 milliards de dollars, 3 fois celui de la Turquie ou d’Israël). Dans un Etat-providence, où 95% des salariés sont des fonctionnaires, les mesures d’austérité se multiplient ou sont programmées pour les prochaines années. Sur le plan interne, on note une hausse des prix de l’électricité, de l’eau et même de l’essence (près de 50% ; soit 0,24 $/l), ainsi qu’une augmentation des taxes sur les services et l’instauration d’une TVA dans l’ensemble des monarchies arabes du Golfe.

Et sur le plan externe, c’est là où nous aurions dû faire gaffe ! Alors que tous les voyants étaient au rouge et que RIEN ne les obligeait à le faire, c’est à ce moment-là que les deux leaders libanais du 14-Mars, Saad Hariri, le chef du courant du Futur, et Samir Geagea, le chef du parti des Forces libanaises, choisissent, pour offrir la magistrature suprême à leurs adversaires politiques du 8-Mars, en adoptant les candidatures de Sleimane Frangié et de Michel Aoun, deux présidentiables qui considèrent Hassan Nasrallah, le secrétaire général du Hezbollah, comme « le souverain de tous » (saïyid el kéll) et « le chef exceptionnel » (qa2ed estesté2é).

Il était donc clair pour l’Arabie saoudite que le succès du renforcement de l’Etat libanais et de ses forces armées, au détriment de l’Etat hezbollahi et de la milice chiite, était foncièrement compromis à partir du moment où les Libanais ne faisaient rien pour y parvenir. Pire encore, ceux qui étaient censés mener un tel projet à terme, le camp du 14-Mars avec ses deux principaux pôles, Saad Hariri et Samir Geagea, ont décidé de mettre tout en œuvre pour faire élire comme président de la République, « Chef de l’Etat et commandant en chef des forces armées », selon l’article 49 de la Constitution libanaise (qui soit dit au passage, et selon les prérogatives que lui confère cette dernière, préside le « Conseil Supérieur de Défense »), un des deux alliés indéfectibles du Hezbollah, Sleimane Frangié et Michel Aoun. Devenant risqué, l’investissement saoudien » de 4 milliards de dollars dans un « Liban souverain », ne pouvait certainement pas être maintenu, encore moins dans une optique de restriction budgétaire.

La pétition lancée par Saad Hariri dans le cadre de cette affaire, est certainement une bonne initiative. « Nous prions le roi Salmane et les dirigeants du Conseil de Coopération des pays du Golfe, de continuer à soutenir le Liban... Le Liban restera un modèle de coexistence, fidèle à son appartenance arabe, fort par son attachement à l’indépendance de son Etat ». Il n’empêche que le vrai signal fort qui pourrait pousser les Saoudiens à reconsidérer leur décision, c’est de leur montrer que nous travaillons sérieusement au renforcement de la souveraineté de l’Etat libanais, au détriment de l’hégémonie d’une milice illégale. Comme on peut le lire dans une fable de la Fontaine, « Aide-toi, le Ciel t’aidera », cela doit commencer par l’organisation d’une conférence de presse commune entre Saad Hariri et Samir Geagea, à l’occasion de la tenue de la 36e séance électorale au Parlement libanais, le 2 mars prochain, pour annoncer officiellement que la mascarade de leur soutien aux candidatures de Sleimane Frangié et de Michel Aoun, pour soi-disant sortir le Liban de l’impasse de la vacance présidentielle, était une erreur politique, le fruit d’un moment d’égarement injustifié et qu’ils y renoncent définitivement

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