mercredi 4 juillet 2012

Les Frères musulmans au pouvoir en Egypte : faut-il s'en réjouir, s'en foutre ou s’en inquiéter ? (Art.66)


Cela ne fait aucun doute le 24 juin 2012 marquera un tournant dans l’histoire du monde arabe. Mohamad Morsi, le candidat des Frères musulmans a remporté officiellement l’élection présidentielle égyptienne avec 51,73% des voix. Ce résultat couronne un processus démocratique commencé à la chute du régime Moubarak le 11 février 2011. Certains se félicitent de la bonne marche de cette jeune démocratie, arguant que l’habit de l’islamiste ne fait pas le moine, cela va de soi quand même !, qu’il convient d’attendre et de voir, cela ne va pas de soi tout de même, loin des préjugés, et s’il le faut, le faire sur les actes. D’autres annoncent d’ores et déjà, ni plus ni moins, la mort clinique de la grande Egypte, celle des pharaons !

Quelques précisions de bon sens pour commencer. L’Egypte compte aujourd’hui 82 millions d’habitants. Le candidat islamiste n’a obtenu que 13,2 millions d’entre eux ! Une simple soustraction montre que près de 69 millions de personnes n’ont pas choisi Morsi ! D’ailleurs, seulement la moitié des électeurs se sont rendus aux urnes ! Il faut savoir aussi que son rival, qui est loin d’être un grand démocrate, puisque ce général fut un temps ancien Premier ministre du président déchu a obtenu 12,4 millions de voix. Certes la différence entre les 2 candidats est significative, mais rapportée à la population générale (1,2%), elle apparait dérisoire !

Beaucoup de signes témoignent de la bonne marche de cette démocratie naissante. Les élections législatives et présidentielles étaient libres. Elles se sont déroulées sans incident majeur. Elles ont connues la confrontation de plusieurs camps idéologiques. Les chiffres sont « démocratiques » (loin des 80 ou 90 % d’antan). Morsi est le premier président civil (62 ans pour y parvenir). Aussitôt investi, le nouvel élu déclare qu’il est président de tous les égyptiens et qu’il compte former un gouvernement d’union nationale. On apprend au hasard aussi que ses enfants ont la nationalité américaine. Voilà pour la vitrine. Mais qu’est-ce qu’on a dans l’arrière-boutique ?

Selon l’agence iranienne Fars, le nouveau président souhaiterait le rétablissement et le renforcement des relations diplomatiques avec l’Iran pour créer un équilibre stratégique régional. Certes l’info a été démentie mais qu’importe, les dirigeants de la République islamique d’Iran se sont félicités officiellement de l’arrivée d’un islamiste au pouvoir. On comprend ! Faut-il rappeler que les iraniens refusent de parler de « printemps arabe » mais préfèrent dès le début évoquer le « réveil islamique » des nations arabes. Nuance de taille ! Et s’ils avaient raison en fait ?

On dit que le parti des Frères musulmans représente un « islam modéré ». Certains n’hésitent pas à le comparer à la « démocratie chrétienne européenne ». Ah bon ? Pour me faire une idée, I google it ! Et là surprise sur prise. Je découvre que l’idéologie de la Confrérie s’articule autour des axes suivants : « Allah est notre objectif. Le prophète Mahomet est notre chef. Le Coran est notre loi. Le djihad est notre voie. Mourir dans les voies d’Allah est notre plus grand espoir ». Waouh ! Démocratie chrétienne européenne dites-vous, bordel de foutaises ! Il serait plus approprié de les comparer aux mollahs chiites iraniens et aux hezbollahi chiites libanais ! Remis de mes émotions je continue ma recherche. Le parti des Frères musulmans fondé en 1928 s’est fixé dès l’origine 2 objectifs : instaurer un grand État islamique fondé sur l’application de la Charia et lutter contre l’emprise laïque occidentale et l’imitation aveugle du modèle européen ! Double waouh, même si ces objectifs peuvent facilement être attribués aux mollahs et aux hezbollahi également ! La doctrine de la Confrérie se base sur le dogme du « taw7id », la fusion du religieux et du politique ! Triple waouh, frères, mollahs et hezbollahi, unis sous la même doctrine !

Traditionnellement les Frères musulmans, les salafistes aussi, ainsi que leurs pendants chiites, hezbollahi et mollahs, sont donc farouchement opposés à la « laïcité » ! Alors comment diable peut-on accueillir favorablement et sans nuance l’élection à la tête d'un des plus grands pays arabo-musulmans d’un militant religieux endoctriné qui n’aura nullement l’intention de séparer la religion de l’Etat ni aujourd'hui ni demain, never ever ? C’est pire que d’imaginer simultanément Marine Le Pen présidente de la République française, W à nouveau dans le bureau oval, Gilberte Zouein à Baabda et Myriam Klink secrétaire générale des Nations-Unies ! On a donc déjà un gros problème en perspective sur le plan théorique !

En pratique, ça se corse encore davantage avec les Frères musulmans.  Notons à leur actif, l’assassinat du Premier ministre égyptien Mahmoud Fahmi Nokrashi (1948). A différentes époques, ils furent soutenus par les Etats-Unis et l’Arabie saoudite pour lutter contre les régimes communistes et socialistes. Pas qu’en Egypte d’ailleurs ! C’est dans ce cadre qu’ils tentèrent d’assassiner Gamal Abed El-Nasser. Dans les années 60, ils préconisèrent le Jihad contre les sociétés « jahiliyé » (ignorantes), occidentales et même islamiques. Il faut savoir aussi que c’est un membre de Jamiaa El-Islamiyé, une dissidence des Frères Musulmans, qui assassina le président égyptien Anouar El-Sadate (1981). Tout cela est de l’histoire ancienne, soit, mais il faut savoir aussi qu’Ayman El-Zawahiri, le leader actuel d’Al-Quaida est issu des rangs des Frères musulmans, que ces derniers ont contribué activement à la formation du Hamas, le pendant sunnite du Hezbollah en Palestine et qu’ils n’ont pas hésité à ameuter la communauté sunnite après la publication des caricatures de Mahomet dans un journal danois (2006). Par ailleurs, il faut savoir également que c’est sous le slogan séculaire « L’Islam est la solution » que Mohamad Badie (Bdi3) est devenu le 8e Guide suprême de la Confrérie. Et là ce n’est pas de l’histoire ancienne comme l’atteste la photo de Badie prise lors de son avènement en 2010. La longue répression qu’ils subirent à l’époque de Nasser, de Sadate et de Moubarak, allant jusqu’à leur interdiction, a limité leurs actions et leurs participations aux élections mais ne les a pas empêché de dissimuler leur jeu et leurs véritables intentions. Du jeu il y en a eu, de la stratégie aussi. Rappelons que les Frères musulmans ont fait profil bas lors de la Révolution égyptienne (janvier 2011) afin d’éviter la répression du régime et pour ne pas effrayer la population égyptienne, ainsi que les pays occidentaux et les régimes arabes ! D’où l’accueil favorable de certains occidentaux et orientaux de l’élection de Mohamad Morsi. Amnésiques ils ont oublié que les Frères se sont engagés à ne pas présenter de candidat à la présidentielle. Ce n’était qu’une tactique, qui s’est révélée payante aux législatives et à la présidentielle ! Ils ont compris que la démocratie qui est issue de la révolution peut les installer au pouvoir à peu de frais et sans beaucoup de risques.

Dans tous les cas, Mohamad Morsi, à supposer qu’il soit bien intentionné, fera face à 4 gros problèmes qui pourraient rendre sa navigation sur les eaux du Nil assez délicate !
1. L’armée. L’arrêt de la Haute cour à cause du vice juridique dans la loi électorale a poussé le Conseil suprême des forces armées à dissoudre le nouveau Parlement et à s’octroyer dans la foulée le pouvoir législatif ainsi qu’un droit de contrôle sur les finances publiques et surtout sur l'élaboration de la prochaine Constitution. Un signe qui ne trompe pas sur « l’ambiance » de cette nouvelle cohabitation !
2. Les électeurs des Frères musulmans. Le parti obtint la moitié des députés du Parlement dissout ! Il est donc évident que Morsi devra répondre à l’attente de ses électeurs, faute de quoi tous les déçus se jetteront dans le camp salafiste aux prochains rendez-vous électoraux. Cela ne fait aucun doute !
3. Les salafistes. Ils représentent un quart du Parlement dissout ! Le programme des barbus se résume en quelques mots, ils souhaitent l’application de la Charia. Une absurdité quand on sait que 10% de la population de l’Egypte est chrétienne (près de 7,5 millions de personnes quand même) et qu’un pourcentage indéterminé d’égyptiens ne partagent pas cette ferveur, qu’ils soient musulmans, juifs ou athées. Ils savent aussi que les « frères » constituent un terrain de pêche très fertile !
4. La communauté copte. Par méfiance, elle a eu du mal à lâcher Moubarak et à monter dans le train révolutionnaire, et par défiance, elle a soutenu le candidat adverse, Ahmad Chafik. Fera-t-on payer à ceux qui sont sur les terres du Nil depuis la nuit des temps, le prix de ces hésitations politiques, déjà que ce n’était pas fameux sous le dictateur déchu (3 députés élus et 7 nommés sur 518 sièges) ?

Pour évaluer la maturité d’une démocratie il existe des indices. Le premier de tous c’est le respect de la Constitution et des lois existantes. Il y a ensuite la tenue d’élections libres, le respect de la diversité politique et l’acceptation des résultats des urnes. Pour l’instant le compte y est en Egypte. Magnifique. Mais il y a aussi d’autres indices à prendre en considération. Comme le respect de la liberté d’expression, de culte et de mœurs, l’égalité des citoyens, la justice sociale et pénale, l’ouverture sur le monde, le respect des droits de l’homme et de la femme, le respect de la diversité et le droit à la « différence » d’opinion, de religion et de comportement. Le compte n’y est pas et n’y sera probablement jamais avec la nouvelle Egypte islamiste. Et comment peut-il en être autrement lorsqu’on apprend que les Frères considèrent que dans un pays à majorité musulmane c’est bien la Charia qui doit régir la vie des citoyens. D’ailleurs les leaders du mouvement ne se cachent pas pour en parler. Le programme publié en 2007 prévoit la mise en place d’un conseil religieux pour évaluer les lois égyptiennes. Dans ce programme il est clairement établi qu’un copte ou une femme, même sunnite, ne pourrait pas être élu(e) président(e) de la République ou nommé(e) Premier ministre. Enfin, il y a quelque mois, Mohamad Badie a déclaré sur le site officiel de la Confrérie que les Frères musulmans sont sur le point d'atteindre l'objectif ultime fixé par le fondateur du groupe, Hassan Al-Banna, qui est la mise en place d'un « régime équitable et raisonnable ». Le Guide suprême a ajouté que le projet commence avec la création d'un « gouvernement sain » et se termine par « la mise en place d'un califat islamique » juste ! On comprend maintenant beaucoup mieux la réjouissance plus que sincère de la République islamique d'Iran à l'annonce des résultats officiels ! 

Je suis sidéré par l’enthousiasme naïf de certains, en Orient comme en Occident, pour le « triomphe de la démocratie égyptienne », un triomphe qui se solde par l’accession des  Frères musulmans au pouvoir ! La démocratie égyptienne, et au-delà, la laïcité de l’Egypte, sont plus que jamais menacées par ce parti intégriste. On est encore à des années-lumière d’une démocratie mûre ! La démocratie en Egypte, une affaire à suivre, de près, de très près...