L’Europe se doit de bouger. Ce point ne fait
pas de débat. D’une part, parce que ce continent reste le bastion des droits de
l’homme dans le monde, et d’autre part, parce que les drames en Méditerranée se
suivent et ne se ressemblent pas. Plus
de 350 000 personnes ont traversé la Grande bleue en 2015, notamment au
mois d’août, 2/3 via la Grèce et 1/3 via l’Italie, seulement 0,6 % via l’Espagne.
Tous ont mis le cap vers le Nord et non vers le Sud, tout un symbole lourd de
sens. Voilà quelques faits pour commencer.
L’élan
de solidarité impressionnant de la part de l’Europe, auquel nous assistons en
ce moment, a une marraine bien identifiée, c’est Angela Merkel. Les autres
dirigeants européens, y compris François Hollande, qu’on peut répartir entre
ceux qui hésitent, ceux qui trainent les pieds et ceux qui sont hostiles, n’ont
fait que suivre le leadership allemand dans ce domaine et réagir à l’action soutenue énergiquement par l’Allemagne. « Nous avons besoin
au final d'un système ouvert de quotas pour la répartition obligatoire des
personnes qui ont un droit à l'asile ». Si la chancelière ne s’avance
pas sur les chiffres, le vice-chancelier, Sigmar Gabriel, n’hésite pas à affirmer
que « nous pouvons certainement gérer un chiffre de l'ordre du
demi-million de réfugiés par an pendant plusieurs années... peut-être même plus ». C'est ce qui a poussé des néoconservateurs américains à prétendre qu’Angela Merkel a été surnommée par les musulmans « Mère de tous les croyants ».
Si le sujet des migrants fait couler beaucoup d’encre, personne n’a cherché à cerner
toutes les motivations de la chancelière
allemande à s’engager dans cette bataille extraordinaire. Pourquoi maintenant, pourquoi autant,
pourquoi tout court, alors ce n’est ni la première, ni la dernière, ni la
plus grave crise humanitaire dans l’histoire ? Non, ce n’est pas la photo poignante
du petit syrien mort sur une plage turque au début du mois de septembre qui a
été déterminante, le processus européen est engagé depuis bien avant. On parle
des quotas de réfugiés en Europe depuis le mois de mai. Les voyants étaient au rouge depuis longtemps. En effet, il faut
savoir que déjà en 2014, 219 000 personnes ont traversé Mare nostrum de la Méditerranée. On ne
part donc pas de zéro. Hommes, femmes et enfants embarquent tous les jours contre vents et marées, à leurs risques et périls. Depuis l’an 2000, Poséidon et Neptune, mais aussi les infâmes passeurs, de mêmes nationalités que les réfugiés soit dit au passage, ont piégé
31 000 personnes en haute mer, soit une moyenne de 1 931 individus par an.
Eh oui, bien avant et bien après les guerres en Syrie (2011) et en Irak (2003), on ne
cesse de mourir en Méditerranée : près de 1 000 personnes en l’an 2000,
1 500 personnes en 2004, 3 000 personnes en 2008 et 4 250 en
2011. Pour l’année en cours, 3 103 personnes ont perdu la vie en tentant
d’atteindre les rivages européens. Pour finir avec les chiffres, sachez qu'il n'y a pas que des Syriens parmi les migrants,
seulement 18,5 % des demandeurs d’asile en Europe pour l’année 2015 viennent de Syrie, 10
% d’Afghanistan et 5 % d’Irak.
D’emblée, mettons-nous d’accord sur un
point. Il n’y a pas de BA (bonne action)
en politique. « Cet acte de
générosité qui n'attend pas de récompense » n’existe pas. Il n’y a que
des actions murement réfléchies où sont pesés le pour et le contre. Sauf votre
respect, et celui de Merkel en particulier, à ce niveau de gouvernance, c’est
l’inverse qui serait choquant, où des dirigeants politiques, responsables de la
destinée des peuples, agissent uniquement sous la pulsion des émotions d’un
instant. Il est clair qu’Angela Merkel souhaite terminer sa carrière politique par un coup d’éclat. Certes, elle
n’en a pas besoin, elle laissera en 2017 une Allemagne qui est plutôt en bonne santé
économique. Mais, c’est le rêve de tout politicien. Le destin d’Angela Merkel
n’est pas sans rappeler un peu celui de Margaret Thatcher, avec qui elle
partage le surnom. Même si la relative bonne santé économique de l’Angleterre d'aujourd'hui doit beaucoup à la politique rigoriste de la Dame de fer d'hier, peu d’Anglais lui rend
hommage et la regrette de nos jours. Rajoutez à cela, qu’étant pragmatique -une
qualité pour certains, un défaut pour d’autres- et faute de pouvoir endiguer
cet afflux massif de réfugiés, Merkel s’est sans doute demandée pourquoi ne pas
tenter de tirer le meilleur profit de
cette situation et dans l’intérêt de toutes les parties. Si ce raisonnement
tient la route, il est difficile de prédire dès à présent, comment l’histoire
jugera la décision de « la femme la
plus puissante du monde », selon le magazine Forbes, tellement les
risques sont importants. Il y a même certaines contradictions qui poussent à le
mettre sérieusement en doute.
Par cette décision, Angela Merkel veut probablement
être en paix avec sa conscience. Elle cherche sans doute à dominer ses convictions politiques d’une dirigeante de
droite par les valeurs chrétiennes
de son éducation. La chancelière m’en voudra surement de rappeler quelques-unes
de ses convictions politiques, pas trop flatteuses pour sa nouvelle image et
son nouveau titre. Il n’y a pas si longtemps que ça, en octobre 2010 et en
plein débat sur l’immigration, Angela Merkel a annoncé aux jeunes de la CDU, le sigle de son parti, Union chrétienne-démocrate d'Allemagne, que « le modèle d’une Allemagne
‘multikulti’ (multiculturelle) a échoué, totalement échoué ». Dans un
autre congrès quelques semaines auparavant, elle avait déclaré : « Quiconque désire vivre dans notre
pays doit obéir à ses lois, apprendre notre langue et accepter les règles de
notre société et tous les articles de notre Constitution... Cela signifie tout,
y compris l'égalité des droits pour les femmes ». Elle n’a pas
forcément tort, mais nous sommes en droit de nous demander si elle osera tenir ce
genre de propos aux nouveaux migrants ? A l'époque, elle a précisé aussi que « l'intégration est un enjeu vital pour
l'avenir, ceux qui veulent vivre ici doivent parler la langue allemande ».
Il faut dire que deux ans et demi auparavant l’illuminé président turc, Recep Tayyip Erdogan,
autrefois Premier ministre de la Turquie, avait sorti sa célèbre bourde
islamo-nationaliste devant les 20 000 Turcs qui sont venus à sa rencontre
à Cologne, « l'assimilation est un
crime contre l'humanité ». Si pour Angela Merkel « l'islam fait partie de l'Allemagne », elle rajoute néanmoins, que
« nous nous sentons liés aux valeurs
chrétiennes. Celui qui n'accepte pas cela n'a pas sa place ici. » En effet,
peu de gens savent que la puissante chancelière est la fille d’un pasteur qui a
été élevée dans l'ex-RDA, selon les traditions chrétiennes protestantes. Et en matière
d’éducation, comme dans d’autres domaines, rien ne se perd, rien ne se crée,
tout se transforme. Dans le document d’entente qui a permis la formation de
l’actuelle coalition autour d’Angela Merkel (décembre 2013), les coalisés ont
affirmé « la base du caractère chrétien
de notre pays (l’Allemagne) », mais aussi l’importance du vivre ensemble et
de l’ouverture de la société allemande qui doit offrir « à toutes les religions la possibilité de développer librement leur
foi » dans le cadre de la Constitution. Ainsi, il est indéniable
qu’aujourd’hui, ce sont les valeurs chrétiennes d’Angela Merkel qui l’ont
emporté sur ses convictions politiques.
Un réfugié brandissant la photo d'Angela
Merkel à son arrivée en Allemagne. Photo Michael Probst (AP) |
Sur le plan national, Merkel sait qu’il
n’est pas toujours facile d’être
Allemand dans le monde. Le chapitre nazi demeure un héritage lourd à
assumer, même en 2015. Il y a toujours un événement pour le rappeler, et pas
que dans les films. La crise sur la dette grecque par exemple. Plus récent
encore, le phénomène Pegida -l’acronyme allemand pour Patriotes européens contre l’islamisation de l’Occident, un
mouvement xénophobe et islamophobe lancé en octobre 2014 et qui a connu un petit
succès- est le genre d’extrémisme dont les Allemands se passeraient bien. Il
faut reconnaitre aussi que d’une manière générale, il existe une germanophobie qui
est directement proportionnelle au succès du « modèle
allemand ».
A part ça, les préoccupations démographiques n’ont surement
pas été étrangères à la décision de la chancelière et des leaders politiques
allemands favorables à l’accueil massif des migrants. Il faut dire que l’Indicateur
conjoncturel de fécondité pour l’Allemagne est très inquiétant. Si les
générations allemandes futures gardent le même taux de fécondité que les
générations actuelles, une Allemande ne donnera naissance en moyenne qu’à 1,38
enfant, un des taux les plus bas du monde. La moyenne européenne est seulement de 1,58 (2012). En dessous
d’un taux de fécondité de 2,1 enfants par femme, il ne sera
pas possible d’assurer le renouvellement des générations. En d’autres termes, la
population allemande, comme la majorité des populations européennes, ira en diminuant,
ce qui posera de graves problèmes économiques et sociaux à l’avenir. Sur les 28
pays de l’Union européenne, seuls la France et l’Irlande ont une petite chance
de s’en sortir, sachant qu’ils ont les chiffres les plus élevés des pays
occidentaux. C’est pour dire, les perspectives démographiques pour l’Occident
sont pessimistes. En attendant de
convaincre les Européennes de faire plus d’enfants, le recours à l’immigration et
aux migrants, est la seule solution pour compenser le déclin démographique des
pays européens en général et de l’Allemagne en particulier. Certaines mauvaises
langues iront même plus loin, en avançant que les migrants offriront une main
d’œuvre bon marché qui n’est pas négligeable pour l’économie occidentale. Pour
info, le taux de fécondité moyen pour l’ensemble des pays du monde est estimé pour
l’année 2013 à 2,45. La plupart des pays africains ont des chiffres vertigineux
(Niger 7,03 ; Mali 6,25 ; Ethiopie 5,31 ; Sénégal 4,61). Les pays
arabes ont des chiffres modérés en général (Cisjordanie 2,91 ; Egypte 2,90 ;
Algérie 2,78 ; Arabie saoudite 2,21, Tunisie 2,01), à quelques exceptions
(Gaza 4,41 ; Irak 3,50 ; Jordanie 3,32). D'autres cas
intéressants : Israël 2,65 ; Turquie 2,10 ; Etats-Unis 2,06 ;
Iran 1,86 ; Russie 1,61. Enfin, sachez que le Liban est à 1,75 avec des disparités
communautaires évidentes qu’il vaut mieux zapper pour pourvoir boucler l’article. Nous débattrons de ce point un autre jour. Avec ce voyant national et ces inégalités au rouge, et plus de 1,5 million de réfugiés syriens et 0,5 million de réfugiés palestiniens, ce qui représente la moitié de la population libanaise, ce débat risque d'être passionné et explosif.
Comme on le voit, nous sommes loin des
brèves de comptoirs et de plateaux de certains, comme celles d’un Eric Zemmour
acariâtre et largué, qui a tout ramené à l’impact de l’image de la mort d'Aylan Kurdi sur les rivages de la Turquie : « C'est maman Angela : la fierté, la
gloire, l'honneur de l'Europe, le futur prix Nobel de la paix... (Elle est) l'incarnation
d'un continent de mamans qui ne supportent pas la photo d'un enfant mort ».
Non mon petit Eric, c’est un peu plus compliqué que cela. Même si l’opération défendue par
Angela Merkel et l’Allemagne, représente une opportunité en or pour contrebalancer
cette image personnelle de la chancelière et collective du pays -ce qui
constituera à long terme, une valeur ajoutée pour le « Made in Germany »- et indépendamment des risques encourus, il est clair que l’accueil
exceptionnel des migrants par le Vieux Continent fait honneur à l’Europe toute
entière, à l’Allemagne et à la France en particulier. Il fait par ailleurs honte à
certains esprits rabougris, comme ceux d'Eric Zemmour et de Robert Ménard, et à certains pays qui semblent détachés de cette tragédie qui se joue devant leurs yeux,
les pays musulmans en général, arabes et perse en particulier, ainsi qu’aux terroirs
du communisme, la Russie et la Chine en tête. Naturellement, l’arrivée massive
des migrants reste un grand défi pour l’Europe et pose de nombreux problèmes. Mais,
il se fait tard et l’article se fait long. Je les aborderai prochainement.