dimanche 10 janvier 2016

De Madaya à Cologne : le déni des uns et l’indignation sélective des autres (Art.330)


On dit qu’il faut de tout pour faire un monde. Mais à force de ne pas être exigeants au Moyen-Orient et de justifier l’injustifiable, on a fini par vivre dans le pire des mondes. Quelques réflexions autour de l’affaire Madaya.

1. Les images et les infos qui circulent sur les réseaux sociaux sur cette famine qui frappe la ville syrienne de Madaya sont intolérables. Il en sera de même pour des images et des infos qui proviendraient de al-Fu'ah et Kafarya ou de toute autre ville ravagée par la guerre civile syrienne. Aucun être humain, normalement constitué qui a été allaité ne serait-ce comme une souris ou un rat, pendant 21 jours, ne peut rester indifférent à cela. La solidarité avec des personnes affamées et démunies ne peut qu’être que totale quels que soient leurs origines.

2. On peut comprendre à la limite, que certains partisans désespérés ou mal informés, du régime syrien et du Hezbollah, doutent de cette histoire de famine à Madaya. Dans un contexte de guerre et de propagandes, tout est possible dans un sens ou dans un autre, dans tous les camps. Il n’empêche que l’identité de ceux qui encerclent cette ville syrienne sunnite de 42 000 habitants, qui se situe à quelques kilomètres de la frontière libanaise (du côté d’Anjar), depuis plus de six mois, est connue de tous et ne fait aucun doute : ce sont les troupes syriennes de Bachar el-Assad et les miliciens du Hezbollah, de l’aveu même des concernés. Pour le reste, contrairement à ce que disent ces derniers, non seulement la famine existe, mais en plus, et pas de chance pour les relayeurs zélés de la propagande, elle est bel et bien attestée à la fois par le Bureau de la coordination des affaires humanitaires des Nations Unies (OCHA), par le Programme alimentaire mondial (PAM), par le Comité international de la Croix-Rouge (CICR), Amnesty International (AI) et par Médecins sans frontières (MSF). Comme l’a indiqué Pawel Krzysiek, le porte-parole du CICR, suite à sa visite à Madaya en octobre dernier, « les gens sont depuis trop longtemps sans aliments de base, sans médicaments de base, sans électricité ni eau... J'ai réellement vu la faim dans les yeux des gens ». Pire encore, selon l’ONG française, la famine a tué au moins 23 morts à Madaya depuis le 1er décembre 2015, décès constatés dans son centre médical situé dans la ville assiégée. « Sur les 23 personnes mortes de faim, 6 étaient des enfants âgés de moins d'un an, 5 avaient plus de 60 ans ».

3. Donc quand le Hezbollah libanais prétend dans son communiqué publié il y a trois jours, que « ces campagnes (d’information) actuelles visent à porter atteinte à la réputation de la Résistance (auto-désignation du Hezbollah) » et « qu’il n’existe pas à ce jour de cas de décès (de personnes mortes de faim à Madaya) », il ment ! Et quand le parti chiite affirme que c’est plutôt « à Kafarya et al-Fu'ah (nord-ouest), que les enfants meurent par manque de lait, là où les maladies se propagent à cause de la pénurie de médicaments », il fait diversion. Et lorsque le site d’al-Manar, la chaine du Hezb, soutient que « depuis l’assassinat du religieux Nim al-Nimr, une campagne féroce est menée contre le Hezbollah en particulier, lui imputant des accusations sur une soi-disant famine qui ravage les habitants d’une localité syrienne frontalière avec le Liban, Madaya, tenue en siège depuis 7 mois , par lui et l’armée syrienne », le parti libanais est dans le déni et la diversion. Les french doctors sont on ne peut plus clairs à ce sujet. « Les médecins soutenus par MSF à Madaya ont identifié 250 personnes souffrant de malnutrition aiguë sévère, dont 10 sont en danger de mort et doivent immédiatement être hospitalisés. » Rajoutez à cela que des rapports remis à l’ONU, font état de personnes abattues alors qu’elles tentaient de fuir la ville. Donc, il s'agit indiscutablement d'un « crime contre l'humanité ». Mais chut, nous n'allons pas le crier sur les toits, pour ne pas compromettre l'accord qui vise à secourir les villes syriennes encerclées, dont la mise en œuvre est imminente (dès demain), et les pourparlers prévus par la résolution de l'ONU entre le régime syrien et les rebelles, qui devraient être engagés à la fin du mois.  

4. Si Zabadani et Madaya ont été soumises à ce siège militaire sévère qui a provoqué cette famine, c’est parce que malgré deux ans d’offensives et de combats, où ont été impliqués la Syrie, le Hezbollah, l’Iran et la Russie, et des dizaines de morts dans les rangs des assiégeants, les deux dernières villes sunnites tenues par les rebelles syriens de l’autre côté de l’Anti-Liban, résistent toujours. Les rôles sont inversés pour al-Fu'ah et Kafarya. Ce sont les deux dernières localités chiites syriennes tenues par le Hezbollah libanais et le régime syrien, dans la province d’Idlib (nord-ouest). Bien qu’encerclées par les forces rebelles, il n’y a pas d’informations crédibles sur des cas de mort par famine, à l’inverse du cas de Madaya.

5. Toujours est-il qu’un accord sans précédent entre tous les partis en conflit, a conduit à la fin de 2015, à l’évacuation de 500 combattants et civils des villes de Zabadani, mais aussi d'al-Fu'ah et Kafarya. Les premiers sont passés par Beyrouth, avant de rejoindre la Turquie (par avion) et revenir dans les zones rebelles en Syrie. Les seconds sont allés en Turquie, avant de rejoindre Beyrouth et passer dans les zones du régime syrien et du Hezbollah. Par ailleurs, l’OCHA a annoncé que les trois localités syriennes de Madaya, al-Fu'ah et Kafarya, bénéficieront d’une assistance humanitaire d’urgence du CICR et du Croissant rouge syrien, dès demain, suite au feu vert récent du régime syrien et des rebelles. Les convois humanitaires partiront de Damas. Ils devraient apporter de la nourriture, des médicaments, des couvertures et des trousses d’hygiène à la population civile.

6. La solidarité c’est bien, mais on ne peut que se demander à quoi peut bien servir de protester vivement, alors que certains se trouvent incapables de dénoncer la cause de cette « famine provoquée » à Madaya, le siège de la ville imposé par le régime syrien et le Hezbollah, qui a empêché l’entrée des vivres et des médicaments, à de rares exceptions, depuis l’engagement désespéré de Bachar el-Assad et de Hassan Nasrallah pour reprendre la ville limitrophe de Zabadani aux forces rebelles. Idem, pour al-Fu'ah et Kafarya, ces localités chiites syriennes sont prises en otage par les rebelles syriens, afin de desserrer l’étau des villes de Madaya et surtout de la ville stratégique de Zabadani. Les déclarations du directeur des opérations de MSF, Brice de le Vingne, donne une idée précise de la stratégie des deux camps en conflit. « La situation à Madaya est un exemple extrême des sièges qui sont imposés dans de nombreuses régions de la Syrie, tant par le gouvernement syrien (et le Hezbollah) que par les groupes d'opposition armés. » Toutefois, son témoignage est accablant pour les troupes de Bachar el-Assad et du Hezbollah. « Madaya est un exemple limpide des conséquences désastreuses d’un siège comme stratégie militaire... Dans les faits, Madaya est devenue une prison à ciel ouvert pour environ 20 000 personnes, y compris des nourrissons, des enfants et des personnes âgées. Il n’y a aucune façon d’y entrer ou d’en sortir, les habitants y sont abandonnés à la mort ».



7. Je veux bien qu’on doute de la famine de Madaya et qu’on soutienne la tyrannie des Assad. Mais de là, à se moquer de la situation des personnes affamées, (comme l'a rapporté le blog Beirut Syndrome et comme on l'a vu sur les réseaux sociaux libano-syriens), en photographiant les mets qu'on s'apprête à bouffer, accompagné du hashtag infâme متضامن_مع_حصار_مضايا ("solidaire avec le siège de Madaya") comme l'ont fait certains partisans du Hezbollah et du régime d'Assad, sur Facebook et sur Twitter, c’est tout simplement abject.

Quelle ignominie que de prendre un selfie devant son réfrigérateur rempli à ras bord, et la rime n’est pas fortuite, avec le commentaire ignoble « du coeur du réfrigérateur, solidaire avec Madaya » (Jihad Zahri, cameraman de la chaine al-Jadeed / New TV) et de publier une photo raciste d’ungroupe d’hommes africains, torses nus et cotes saillantes, avec le commentaire crétin, « le président de la municipalité de la ville encerclée de Madaya avec les membres du Conseil municipal, dans leur dernière photo !! Où est la conscience ? » (Charbel Khalil, un humoriste en faillite de la chaine LBC)! C'est le reflet d'une misérable façon de penser.

8. La fin ne justifie pas les moyens, même pour dénoncer la faim provoquée par la tyrannie des Assad. Une photo touchante a circulé pendant quelques jours sur les réseaux sociaux. Il s’agit d’une jeune fille, présentée comme originaire de Madaya, avant et après la famine, où son joli minois avait cédé la place à une mine terrifiant. 
Le hic c’est que ce joli minois reviendrait à une petite Syrienne, surnommée « Mona Lisa », qui aurait été photographiée en janvier 2014, vendant des chewing-gums libanais « Ghandour » dans les rues d’Amman en Jordanie. Certaines sources prétendent même qu'elle est originaire du Sud-Liban. Ainsi, il est improbable que ça soit la fille décharnée de la photo, qui semble être celle d'une fille de la région de Ghouta à Damas, photographiée en février 2015. Dans tous les cas, les deux filles n'ont a priori rien à voir avec Madaya. Inutile de préciser que ce genre de procédés discrédite la plus noble des bonnes causes, comme celle du peuple syrien en général, d’en finir avec la tyrannie des Assad, et de Madaya en particulier, de briser le siège de la population civile.

9. Pester contre ce « monde oisif », vociférer contre les « civilisations occidentales », râler à l’encontre de ces « humains plus touchés par les chiens et les chats », et décréter incessamment la mort de la « l’humanité », parce qu’un tel drame se déroule devant les yeux passifs du monde entier, est le moins qu’on puisse dire, déplacé, surtout, venant de la part de certains Libanais et Syriens, et d'Arabes de tous bords. D’un côté, parce que ce point de vue est faux, étant donné la grande mobilisation de la communauté internationale, sur ce dossier comme sur celui des migrants provenant du Moyen-Orient. D’un autre côté, parce qu’il s’agit de réflexions de personnes plutôt égocentriques, qui ne s’émeuvent que pour ce qui touchent et tournent autour de leur nombril.
Les donneurs de leçons doivent savoir par exemple que 795 000 000 de personnes sont sous-alimentées dans le monde (FAO 2015), soit près d’un être humain sur dix sur Terre, et que quotidiennement, entre chaque lever et coucher du soleil, 16 000 enfants dans le monde meurent de maladies liées à la faim et à la malnutrition (FAO 2005), soit un enfant toutes les 6 secondes. Tout se passe dans l’indifférence de milliards de personnes, sans que cela ne coupe l’appétit de beaucoup de gens entre le Machrek et le Maghreb, et sans que cela ne provoque un afflux de dons de ces régions pour les ONG qui tentent de remédier à ce fléau mondial.
Idem, et c’est l’occasion d’en parler, à la Saint-Sylvestre il y a tout juste dix jours, des centaines de femmes (plus de 561 plaintes au 12 janvier), Occidentales et Allemandes a priori, ont été dépouillées et agressées sexuellement (40 % des plaintes) dans la ville de Cologne (et dans une moindre mesure à Hambourg, Stuttgart et Francfort), par des centaines d’hommes étrangers essentiellement, dont une majorité serait d'origine arabe (selon les témoignages des victimes), certains agresseurs seraient des demandeurs d’asile et des migrants fraîchement arrivés (selon des témoignages de policiers), sans que cela ne suscite un tollé comme il se doit, dans le monde et les milieux arabes d’Orient et d’Occident, alors que cet événement tragique, qui a choqué l'Allemagne et l'Europe, va certainement marquer les esprits des populations occidentales et influencer la politique d'immigration et de droit d’asile généreuse de l’Allemagne, de l’Europe et de la plupart des pays occidentaux.
Morale des deux histoires, que chacun de nous défende la cause qui le touche, sans pour autant en vouloir à toute la galaxie et sans se sentir obliger d’insulter le monde entier, en se prenant pour le nombril du monde et en considérant sa cause plus juste que celle des autres, quel que soit l’ampleur de la tragédie que nous vivons ou qui nous ravage. La solidarité, ça marche dans les deux sens. Avant d’en vouloir au monde et d'exiger sa solidarité, il faut s’ouvrir au monde et se montrer solidaire de toutes les tragédies qui l’affectent tous les jours. Cela passe forcément par le rejet du déni et de l'indignation sélective.


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Complément d’information sur la crise humanitaire à Madaya, Al-Fu'ah et Kafarya (13 janvier 2014)

Dans un communiqué publié par le Comité international de la Croix-Rouge, ainsi que par l’ONU, le mardi 12 janvier, on apprend « qu’un convoi d’aide humanitaire (de l’ONU, de la Croix rouge internationale et du Croissant rouge syrien, composé de 47 camions qui sont partis de Damas) est entré lundi pour la première fois depuis octobre dernier à Madaya, ville syrienne (40 000 habitants) assiégée depuis six mois par les forces armées de Damas (et du Hezbollah) ». Le communiqué précise aussi que « al-Fu’ah et Kafarya (20 000 habitants), deux autres localités syriennes assiégées par les rebelles, ont également pu être ravitaillées (par 21 camions partis de Homs) ».

Le communiqué décrit une situation humanitaire inquiétante à Madaya. « Après sa visite à Madaya, le Représentant du Haut-Commissariat de l'ONU pour les réfugiés (HCR) s’est dit horrifié par ce qu’il a vu sur place (...) Sajjad Malik a indiqué... que ces enfants syriens en étaient réduits à devoir arracher de l’herbe pour survivre. Des enfants qui n’avaient pratiquement rien d’autre à manger que de l’eau mélangée à des épices. » Pour le Représentant du HCR en Syrie, ce qu'ils ont vu à « Madaya est sans comparaison par rapport à d’autres parties » dans ce pays. Le communiqué de l’ONU précise que « les humanitaires qui décrivent une situation désespérée, indiquent que ce qu'ils ont vu à Madaya ne devrait pas exister à notre époque ».

Le porte-parole du Bureau des Nations Unies pour la coordination des affaires humanitaires (OCHA), Jens Larke, a lui attesté l’existence de la famine à Madaya. « Les travailleurs humanitaires dans le convoi à destination de Madaya ont décrit des personnes dans une situation misérable et ont confirmé avoir vu des enfants très sérieusement malnutris ». Le débat déplacé de certains défenseurs du régime syrien et du Hezbollah, qui ont tenté désespérément sur ma page Facebook et ailleurs, de relancer la propagande et le déni de ces derniers, est donc définitivement clos. La famine a frappé Madaya à cause du siège de la ville.

Enfin, selon le Programme alimentaire mondial deux convois supplémentaires sont prévus jeudi et dimanche. L’ONU estime que près de 400 000 Syriens se trouvent toujours assiégés par les deux camps. On estime par ailleurs, qu’il faut trouver 8 milliards de dollars pour venir en aide au cours de l’année 2016, aux réfugiés syriens dans les pays voisins et aux déplacées à l'intérieur du territoire syrien.