Qui
suit l’actualité assidûment, tombera un jour ou l’autre sur certains noms
incontournables. Robert Fisk par exemple, dans la presse anglaise. Bakhos
Baalbaki aussi, sur le web libanais francophone. Michel Éléftériadès également,
à la frontière du réel. Et Daniel Pipes bien évidemment, dans les médias
américains.
Daniel
Pipes est un infatigable écrivain. Un militant acharné. Un journaliste à ses
heures perdues. C’est une institution à lui tout seul. Il est l’auteur de 3500 articles, notes et weblogs ! Il
s’enorgueillit de 60 millions de pages web visitées. Le rêve ! C’est sans compter ces innombrables conférences qu’ils donnent partout dans le monde. Un vrai gourou médiatique, il n’y a qu’à faire
un tour sur son site pour s’en convaincre. Ses spécialisations, ce sont la
politique étrangère des États-Unis, le Moyen-Orient et l’Islam. Il dirige le Middle
East Forum, qui fait escale pendant
huit jours à Chypre vers la mi-octobre, où ce think tank, convertit
pour la peine en agence de voyage,
organise entre deux excursions, des discussions sur les enjeux de la découverte
du « gaz offshore » en Méditerranée orientale et sur la « menace
islamiste turque », avec des experts chypriotes et israéliens. Il faut
prévoir 3 150 $ pour une personne seule, sans le billet d’avion et le
déjeuner, 5 190 $ pour un couple, soit 1 110 $ d’économie, ce qui loin d’être
négligeable, le think tank de Daniel
Pipes pense à tout, absolument tout. Lol !
Voilà
pour l’intro. Pour le reste, le sérieux et le consistant, sachez que Daniel Pipes est un homme influent. Il se présente comme un historien
respectable et respecté, alors que nombreux de ses propos ne le sont pas. Loin de là.
Mais alors, pas du tout. Tenez, sur l’islam par exemple, il pense que « Le problème c’est l’Islam militant.
La solution c’est l’Islam modéré. » Mais cela ne l’empêche pas
d’ajouter quand même : « les musulmans modérés constituent un
très petit mouvement ». Alors,
vérité dérangeante ou plutôt islamophobie camouflée ?
En
tout cas, puisqu’on y est, restons encore un instant avec l’islam. Vous vous
souvenez de la rumeur d’un temps,
qui a fait fureur aux États-Unis, lorsque certains médias républicains avançaient,
en boucle svp, que Barack Obama était un
ancien musulman ? Et bien,
c’était lui qui était derrière. Il a écrit de nombreux articles pour
l’établir. En vain. Et ce n’était pas une simple référence au père du président
américain ou à son enfance en Indonésie uniquement, non, non, Daniel Pipes a
mis les bouchées doubles pour y parvenir. Dans un de ces nombreux articles
consacrés au sujet, le journaliste se demandait, « Was Barack Obama a Muslim ? » Imaginez une seule seconde, la même chose avec « Was Daniel Pipes a Jewish ? » Yalla bassita, passons. Et devinez quand l’article
a été publié ? La veille de Noël de
l’année 2007, le 24 décembre précisément. Comme par hasard, un bon timing
pour une telle polémique dans l’Amérique puritaine. La volonté de nuire était donc manifeste. Du populisme à 5
cents ! Deux semaines plus tard, il voulait non seulement faire croire aux
Américains que Barack Obama était un musulman, mais en plus, qu’il a été
pratiquant ! « Confirmed: Barack Obama Practiced Islam. » Pathétique.
C’est
du Daniel Pipes tout craché. Pour comprendre l’homme, il faut savoir que le célèbre
gourou était défenseur de la guerre du Vietnam dans les années 70. Partisan
d’armer Saddam Hussein dans les années 80, pour affaiblir l’Iran. Favorable à
la première guerre du Golfe contre l’Irak. Il
est parti en croisade contre le « terrorisme islamique » à partir du
11 septembre 2001. A son actif 560
interventions radio-télévisées dans l’année qui a suivi September 11 pour « conditionner » l’opinion publique américaine et la
préparer aux interventions militaires des États-Unis en Afghanistan et en Irak. Peu de temps après, il a
considéré que « Saddam Hussein
représentait une menace imminente pour
les États-Unis ». Proche de
l’administration de George W. Bush, il prédisait que « la guerre en Irak conduirait à une réduction du terrorisme ».
Comme les événements par la suite ont démontré qu’il était magistralement à
côté de la plaque, il a le culot de sortir, « La guerre civile en Irak
n’affecte pas ceux d’entre nous qui ne vivent pas en Irak. Ce n’est pas vraiment
notre problème. » Pour
justifier ses propos, Daniel Pipes dévoile une philosophie guerrière redoutable
: « Il
est parfois possible et même nécessaire d’aller à la guerre sans prendre des
responsabilités pour le pays auquel on fait la guerre. »
Waouh ! Eh bien, pour un excité de la gâchette, il n’y va pas de main
morte. Quel propos abject, d’un personnage irresponsable ! Daniel Pipes a beau
tenir ces propos méprisables pour la population d’Irak d’aujourd’hui, qu’on
peut appliquer aux populations de Syrie ou d’Iran de demain, il a néanmoins le
mérite d’être parfaitement clair.
Pour
ce qui est du dossier syrien, Daniel
Pipes a consacré quatre articles sur ce pays depuis la tragédie chimique du 21
août 2013. Ses articles regorgent de
tournures populistes à five cents.
On apprend par exemple que Bill Clinton, démocrate, était un « président faible et généralement médiocre ».
Le journaliste américain lui reproche d’avoir engagé les États-Unis dans des
guerres où les intérêts américains n’étaient pas menacés, comme en Bosnie et au
Kosovo, des opérations menées pour protéger des populations musulmanes, soit
dit au passage ! Un autre exemple. « Alors
que des dizaines d'églises coptes étaient en feu, il (Barack Obama) a joué au
golf à six reprises. » Si, si, il l’a écrit ! Mais lui, ça ne l'empêche
pas d’organiser des excursions touristiques à plus de 400 $ la journée à
Chypre ! C’était le 28 août. Dix jours après, il récidive. « Le débat au Congrès sur la Syrie se déroule au moment où la
ville chrétienne syrienne de Maaloula, où l’on parle encore l’araméen, est
tombée sous un groupe djihadiste d’al-Qaeda. » Pour marquer l’esprit
des lecteurs, il publie une photo du village syrien.
Mais,
détrompez-vous, ce n’est pas pour autant que Daniel Pipes réclame la défense des
coptes d’Egypte ou des chrétiens de Maaloula. Il s’en fout comme de l’an
quarante. Ses priorités se limitent aux intérêts
américains et israéliens. Et par conséquent, il est contre l’intervention
américaine en Syrie, qu’elle soit musclée ou même limitée. Il l’a déjà dit en
juin 2012. « Les intérêts
occidentaux suggèrent de rester en dehors du bourbier syrien. » Il l’a redit
dans un article du 9 septembre. Les deux options comportent beaucoup de
risques, notamment pour Israël. Pour Daniel
Pipes, l’option « Ne rien
faire » présente beaucoup d’avantages, notamment celui de « maintenir
un équilibre stratégique bénéfique entre le régime et les rebelles ».
L’auteur de ces lignes méprisables, au parcours peu flatteur, a le culot de
préciser dans son article du 11 septembre : « Qu’Obama semble pousser à défendre son honneur et sa crédibilité,
indépendamment du cout, rend cet épisode particulièrement gênant. Un grand pays se retrouve pris en otage par
l’ego d’un petit homme... Les Américains commencent enfin à voir les
conséquences de l’élection et de la réélection, sans doute, du pire politicien des temps modernes à
habiter la Maison Blanche. » Waouh, et si Daniel Pipes n’était que le pire
journaliste américain des temps modernes, « kezbé
kbiré » comme on dit au Liban (un gros mensonge)? En tout
cas, l’autre avantage majeur de ne rien faire en Syrie selon Pipes est de « ne
pas distraire Washington du pays vraiment important, l’Iran »,
qui serait selon l’activiste américain à deux doigts de fabriquer une bombe
nucléaire. Et là, Daniel Pipes est explicite : « Contrairement à l'utilisation d'armes chimiques contre les
civils syriens, cette perspective est la préoccupation personnelle la plus
directe et la plus vitale pour les Américains car elle pourrait conduire à une
attaque électromagnétique sur leur réseau électrique, qui les ferait
soudainement retourner à une économie du 19e siècle et provoquerait
des centaines de milliers de morts. » C’est c’là oui, on connait la
stratégie de la peur de W pour conditionner les Américains ! Ainsi, il demande au Congrès de rejeter le plan
Obama, et « d’adopter une résolution
encourageant et approuvant l’utilisation de la force contre l’infrastructure
nucléaire iranienne ». Là aussi, Daniel Pipes a le mérite d’être
franc.
Il
est intéressant de constater que la
position de Daniel Pipes sur le dossier syrien colle parfaitement avec la vision dominante en
Israël. En effet, les Israéliens craignent davantage le dérapage avec le
« nucléaire iranien » des mollahs. Il faut bien reconnaître que la tyrannie des Assad, père
et fils, a assuré à l’État hébreux un calme olympien sur le front du Golan, qui
n’a jamais été perturbé, même à l’annexion de la région syrienne par Israël en
1981, la dernière balle tirée sur ce front pépère remonte à 1974 ! C’est
ce qui a valu à Bachar el-Assad le titre du « meilleur ennemi
d’Israël ». Par contre, Syriens et Libanais, ont plus à craindre davantage
et dans l’immédiat, des dérapages du « chimique syrien », comme le
prouve la tragédie du 21 août 2013, que les auteurs soient Bachar el-Assad ou le
Hezbollah et Jabhat al-Nosra, après le transfert, volontaire ou accidentel, des
gaz mortels à ces deux groupes djihadistes.
Sachez également que Daniel Pipes
publie ses articles essentiellement dans le Washington
Times, un quotidien fondé en
1982 par des membres de « l'Église
de l'Unification », pour concurrencer le respectable Washington Post. Ce mouvement religieux,
connu aussi sous le nom de « l’Association
de l'Esprit Saint pour l'unification du christianisme mondial », a été créé
en 1954 par le coréen Sun Myung Moon, installé aux États-Unis en 1972, un proche
de la famille Bush par la suite, mort il y a un an à l’âge de 92 ans. Ce
mouvement fut considéré comme une secte
dans un rapport parlementaire français. Le révérend Moon s’est définit lui-même
comme le nouveau Messie, depuis que Jésus lui est soi-disant apparu à l’âge de
16 ans. Last but not least, Moon
pensait qu’un jour « Le Washington Times
deviendrait l'instrument qui propagerait la parole de Dieu dans le monde ».
Encore un illuminé. Tenez, à tout hasard, Daniel
Pipes se définit lui-même comme un néoconservateur, de la trempe des fanatiques chrétiens, locataires de la Maison blanche entre 2001 et 2009, W &
Co.
Et
avant que je n’oublie, le journaliste
américain s’affiche comme un soutien indéfectible d’Israël. Il critique
même les Israéliens pour leur manque de fermeté à l’égard des Palestiniens et
leur « politique d’apaisement ». Il
était contre le retrait israélien de Gaza en 2004. Daniel Pipes est même farouchement opposé à la création d’un État
palestinien. Pour lui la solution au conflit israélo-arabe est simple :
rattacher la Cisjordanie à la Jordanie et Gaza à l’Égypte. Que deviennent les millions
de réfugiés palestiniens dans les pays arabes ? Daniel Pipes n’en a cure,
ce n’est pas son problème. Il reproche à Obama de poursuivre « le
projet illusoire d'un processus de paix israélo-palestinien » (propos du 21
août 2013). Encore un détail, l'activiste américain
a reçu en 2006 le Guardian of Zion Award, le prix du Gardien de Sion, une
récompense universitaire israélienne décernée annuellement depuis 1997 aux
personnes de confession juive qui se sont montrées favorables à l’État
d’Israël.
Et je termine par ce
qui nous concerne directement, nous autres Libanais. Sans se perdre
dans 1001 détails, deux éléments significatifs. Lors de la guerre de juillet 2006 d’Israël et du Hezbollah sur le
Liban, « une guerre qu’Israël doit
gagner » (20 juillet), Daniel Pipes a multiplié les critiques à l’égard
de certains médias occidentaux sur leur couverture biaisée du conflit, pas
favorable à Israël. Deux jours seulement après la fin du conflit, tout ce qu’il
a trouvé à dire sur ce désastre qui a couté au Liban plus de 1 200 morts et l’équivalent de la moitié
de son PIB (soit près de 11 milliards de dollars), c’est de conseiller « au
gouvernement israélien de voir ses relations publiques comme faisant partie de
sa stratégie » pour éviter que certains ne puissent « blesser l’image d’Israël » à l’étranger. Il faut
savoir par ailleurs que Daniel Pipes s’acharne
depuis des années à faire passer l’idée que seulement 1 % des 5 millions de Palestiniens inscrits auprès de l’UNRWA
(United Nations Relief and Works Agency for Palestine Refugees in the Near
East), soit 50 000 personnes, peuvent être considérés comme « réfugiés
palestiniens », c’est-à-dire uniquement ceux qui se trouvaient en Palestine entre juin
1946 et mai 1948, mais pas leurs descendants, qui sont selon l’activiste
américain, de « faux réfugiés ». Ah, Daniel Pipes fait le malin. On devine aisément pourquoi !
Ainsi, dans quelques années, Israël n’aura plus un problème de « réfugiés palestiniens ». Evaporés ! Génial. Depuis cent ans, on fait immigrer des ressortissants juifs du monde entier en Israël, des gens qui n'ont plus aucun lien avec la Terre sainte depuis des siècles, mais on veut refuser à des descendants palestiniens directs de la 1re génération d'expulsés, de retourner sur les lieux de naissance de leurs parents ! J'ai rarement lu une contorsion intellectuelle de plus injuste et de plus lamentable. Voilà ce que Daniel Pipes écrit en mai 2012 : « 1948
est arrivé, il est temps d’être réaliste... Résoudre le conflit israélo-arabe,
pour faire court, nécessite de mettre fin à la farce absurde et dommageable de
la prolifération de faux réfugiés palestiniens et leur installation définitive (dans
les pays d’accueil). » Nous avons près de 500 000 réfugiés
palestiniens au Liban !
Vous
aurez sans doute l’occasion de tomber sur le nom de Daniel Pipes un jour ou l’autre.
Maintenant que vous avez un bref aperçu du bonhomme, vous saurez à quoi s’en
tenir.