Les dirigeants de l’Arabie saoudite sont actuellement
en colère contre le Conseil de sécurité de l'ONU. Ils refusent même d'y siéger.
Ils donnent des leçons en droit international au monde entier. Ils protestent
vivement contre l'injustice qui frappe les populations syriennes et
palestiniennes. Et pourtant, une grande injustice est là sous leurs yeux, mais ils ne la voient pas. Enfin, ils ne veulent
pas la voir plutôt. Aussi incroyable que ça puisse paraître, encore en 2013, les citoyens du « sexe faible »
de l’Arabie saoudite ne peuvent toujours pas conduire une voiture.
L’islam n’y est pour rien, naturellement. Le Coran
n’en parle pas, évidemment. Mais, là où les choses se corsent c’est qu’il n’y a
même pas de législation qui l’interdit.
La meilleure ! Et donc, bien qu’il n’existe aucune loi proprement dite
dans ce domaine, c’est tout simplement un décret du ministère de l’intérieur de
1990 qui a officialisé une coutume restrictive qui empêche la femme saoudienne
de conduire. Les autorités du pays ne
manquent pas de raisons pour se donner bonne conscience. Ils justifient le
maintien de cette interdiction par des
fatwas pour lutter contre la tentation. Il existe aussi des raisons sociales,
bien entendu. On dit que la société
saoudienne n’est pas prête pour cela. On dit aussi que la majorité des
Saoudiens y est favorable. On dit également que c’est nécessaire pour éviter le
chaos social. On a même fini par trouver des
justifications d’ordre médical. La
conduite perturberait le fonctionnement des ovaires et du bassin. C’est le
dernier argument, créé de toute pièce par les zones les plus archaïques du
cortex cérébral d’un cheikh saoudien, contre la protestation du 26 octobre. « Si une femme conduit une voiture, à
l'exception d'une véritable nécessité, cela pourrait avoir un impact
physiologique négatif, car des études médicales physiologiques et
fonctionnelles montrent que cela affecte automatiquement les ovaires et relève
le bassin. C'est la raison pour laquelle nous constatons que celles qui
conduisent régulièrement ont des enfants marqués par des problèmes cliniques de
différents degrés. » Allah wou akbar ! And last but not least, au
grand dam des obsédés de l’hymen, la présence des femmes au volant signifierait
« la
fin de la virginité ». Wou
khédo 3a zél wou té3tir ya chabeb !
Ce n’est pas la première fois que les Saoudiennes
défient les autorités politico-religieuses du Royaume. Il y a eu plusieurs tentatives dans le passé.
D’abord, en 1990, juste après l’instauration officielle de l’interdiction. Une
campagne encouragée sans doute par la déferlante féminine au sein des troupes
de la coalition militaire occidentale lors de la guerre du Golfe. Puis, il y a
eu des protestations en juin 2011. La
compagne Women2Drive, était motivée essentiellement par le Printemps
arabe. Certaines femmes ont dû payer cet
outrage par le licenciement ou l’interdiction de voyager, d’autres par la
condamnation à une dizaine de coups de fouet (annulée par le roi Abdallah), voire par un emprisonnement d’une
semaine. Les autorités, qui ne sont jamais à court d’argument, se vantent que les
femmes peuvent conduire dans les zones rurales et désertiques du royaume. Wallah, et dans leur garage sans doute
aussi. Maskhara wlo.
Tout était organisé pour faire du samedi 26 octobre le rendez-vous à ne pas manquer des femmes
saoudiennes. Profitant des expériences passées, aucun rassemblement de masse n’était prévu. L’ingénieuse idée était
simple. Les Saoudiennes étaient invitées à continuer leur vie normalement, mais
aussi à se faire photographier ou filmer au
volant, en roulant, si elle avait le permis (obtenu forcément à l’étranger),
ou à l’arrêt, si elle n’en avait pas, et de poster leurs photos et leurs vidéos
sur les réseaux ou de les envoyer aux organisatrices de l’événement. Aucun pays
ne pouvait faire face à un phénomène aussi dispersé dans le temps et l’espace. Génial !
Un site internet fut créé pour l’occasion (Oct26driving.com). Les militantes saoudiennes
notoires ont passé le mot. De Eman al-Nafjan à Manal al-Sharif et Najla
al-Hariri. La jeune Loujain Hathloul
a appelé courageusement ses compatriotes du sexe faible à se lever pour
leurs droits. « Ahlan. C’est une
nouvelle campagne pour gagner notre droit de conduire la voiture. Si vous
n’avez pas pu y participer en 1991 et en 2011, il y a une nouvelle occasion le
26 octobre 2013. J’espère qu’il y aura un grand nombre de femmes qui pourront y
participer cette fois-ci, pour en finir avec cette crise. Quant aux hommes qui
tenteront de les arrêter, ils seront considérés comme des oppresseurs car
aucune loi ne l’interdit. » Une
pétition a été mise en ligne sur le site fédérateur. Elle a recueilli plus
de 16 000 signataires en
quelques semaines.
Ce franc succès n’a pas plu à tout le monde. A commencer par le ministre de
l’Intérieur. Ses services ont contacté
les principales militantes pour les dissuader « gentiment » de
faire du 26 octobre, une grande journée de confrontation avec les forces de l’ordre.
Pour convaincre les récalcitrantes d’abandonner cette bizarrerie -mais quelle
idée de vouloir conduire, maa2oul !- le
ministère a prévenu la veille, que toute personne qui soutient cette campagne
sur les réseaux sociaux risque cinq ans d’emprisonnement. Allez, bonne chance les filles ! Et finalement les filles ont opté pour la
raison. Pour Eman al-Nafjan, « la
date était symbolique, les femmes ont commencé à conduire avant le 26 octobre
et continueront de le faire après ce jour ». Pour Najla Al-Hariri, « par précaution et par respect pour les mises en garde du
ministère de l'intérieur, et afin d'empêcher que la campagne ne soit
exploitée par d'autres groupes, nous
demandons aux femmes de ne pas conduire (samedi) et de changer l'initiative du
26 octobre en campagne ouverte pour la conduite des femmes ».
D’autres mécontents se sont manifestés avec plus de
violence. Le site de protestation a finalement
été hacké par ceux qui appellent à « faire
tomber la suprématie des femmes saoudiennes et à ne pas permettre
définitivement à la femme de conduire en Arabie saoudite ». Les
hackers qui n’ont pas hésité à partager une vidéo de YouTube publié par un
mystérieux « vainqueurs des
libéraux », où le visage de la rayonnante Loujain Hathloul a été voilé
virtuellement par les obscurantistes créateurs du clip qui prétendent que le mouvement du 26 octobre serait « à l’instigation du sioniste
David Keyes », tout simplement parce l’activiste américain
arabophone, fondateur de Advancing Human
Rights et de Cyber Dissidents -deux
organisations qui sont dédiées à la liberté individuelle, la bonne gouvernance,
et la liberté d’expression démocratique des activistes arabes et iraniens sur
internet- a apporté son soutien au mouvement et porte le prénom coupable de
tous les maux arabes, « David ».
Et pour la suite ? Tout dépend d’un seul homme, Abdallah ben Abdelaziz al-Saoud. Le roi saoudien est plutôt
favorable à la levée de cette interdiction. C’est ce qu’il a laissé
entendre un jour. A la prise du pouvoir en août 2005, dans sa première
interview télévisée, avec une chaine étrangère de surcroit, ABC News, il a
déclaré à la journaliste qui l’interviewait : « Je crois fermement aux droits
des femmes. Ma mère est une femme, ma sœur est une femme, ma fille est une
femme, ma femme est une femme... La question exigera de la patience... Je crois que le jour viendra où les femmes
conduiront. » Et il l’a largement prouvé depuis.
Il faut bien avouer que cette prise de position est
très louable. Certes, les traditions,
les coutumes et le machisme sont tenaces. Il n’empêche qu’on ne pas ignorer
le fait qu’en Arabie saoudite, seul le roi fait la loi. Le royaume wahhabite
est une monarchie absolue où le roi est à la fois chef de l’État et du
gouvernement. Il nomme les ministres, chargés de le conseiller, ainsi que les
150 membres de Majlis al-Choura, l’Assemblée nationale, dont le rôle est
strictement consultatif. Le roi est donc la seule autorité à passer et à faire
appliquer les lois. La véritable limitation à son pouvoir est la charia,
les règles islamiques qui régissent tous les aspects de la vie religieuse,
sociale et individuelle en Arabie saoudite. Ainsi, le roi Abdallah est de facto l'homme qui peut lever cette
injustice héritée de ces prédécesseurs qui frappent la moitié des sujets de
Sa Gracieuse Majesté.
Il faut reconnaitre aussi que les choses bougent en Arabie saoudite. Dans le domaine économique et commercial
par exemple. Les autorités ont fini par comprendre que la présence
obligatoire de l’homme, même au rayon lingerie, était une absurdité dans ce
royaume ultraconservateur. Malgré l’opposition religieuse, le roi Abdallah a
libéré ce secteur de cette pratique. Désormais, les Saoudiennes ont affaire à
des femmes, qui peuvent donc travailler théoriquement, dans les rayons de
lingerie, aux caisses des supermarchés et aux guichets des banques. Mais pas
d’emballement, la cabine d’essayage ce n’est pas pour demain. Même si la
séparation des deux sexes au travail reste de rigueur, grâce aux réformes engagées par le roi Abdallah, les Saoudiennes ont un
meilleur accès au marché de l’emploi et peuvent prétendre au chômage au
même titre que les Saoudiens. A propos, tout cela c’est très joli, mais au
fait, comment ces jeunes travailleuses se rendront à leur travail, si elles ne
peuvent pas conduire dans un pays où les transports en commun sont peu
développés et peu utilisés ? Allah
3alim !
Les choses bougent également au niveau social. Certains écarts par rapport à la
législation, ainsi qu’aux us et coutumes, sont tolérés. Comme par exemple,
l’accompagnement familial masculin obligatoire des Saoudiennes qui partent
étudier à l’étranger. Autre progrès sur le plan politique, grâce aux réformes
initiées par le roi, les Saoudiennes
pourront à partir de 2015 se porter candidates aux élections municipales,
les seules possibles en Arabie saoudite, et
voter en toute liberté, soit 153 ans après les Suédoises et 89 ans après
les Libanaises ! Le royaume wahhabite se trouve ainsi, être le dernier
pays au monde à accorder le droit de vote aux femmes. Mieux vaut tard que
jamais. C’est sans aucun doute un progrès considérable pour les Saoudiennes. Mais,
il est ternit par le fait que ces élections concernent uniquement la moitié des
sièges, l’autre étant nommée par les autorités, et se déroulent dans un pays où
les partis politiques n’ont pas droit de cité.
Ce bémol est largement compensé par une avancée démocratique qui ne déplaira
pas aux féministes. Par la volonté du roi Abdallah, les Saoudiennes ont fait leur entrée au Majlis al-Choura en janvier
2013, à hauteur de 20 %, un taux à faire rougir tous les pays arabes,
notamment le Liban (avec nos 3,1 %, Gilberte Zouein incluse, au même niveau que
la République islamique d’Iran, c’est une véritable honte !), et même
certains pays occidentaux (18 % aux États-Unis et seulement 12 % Japon !),
soit 30 femmes sur 150 membres, toutes et tous nommés par le roi. Le hic c’est
que cette Assemblée nationale reste quand même dominée par une écrasante
majorité d’hommes et n’a qu’un avis consultatif, seul le roi fait la pluie et
le beau temps en Arabie saoudite. De plus, ces conseillères royales, ne peuvent
se prononcer que sur les questions relatives aux droits de la femme.
Toujours est-il, ces
avancées positives ne sauraient cacher les conditions particulièrement discriminatoires
à l’égard des femmes saoudiennes durant toute leur vie. Pour étudier,
travailler, ouvrir un compte, voyager, et même subir une opération
chirurgicale, toute femme saoudienne a besoin de l’autorisation de son tuteur
légal de sexe masculin. Avant de pester et de s’indigner, il faut savoir que ce
fut le cas dans le pays de la
Révolution de 1789 aussi, il n’y a pas si longtemps que cela. Si, si ! La réforme du régime matrimonial de 1804 en France, n’est intervenue qu’en 1965 où la femme française a acquis le
droit de gérer ses biens, ouvrir un compte en banque et exercer une profession
sans l'autorisation de son mari. Pour l’histoire, sachez aussi que le Code
Napoléon avait consacré l'incapacité juridique de la femme mariée. Étant considérée
comme mineure, la femme était entièrement sous la tutelle de ses parents, puis
de son époux ! En tout cas, au Liban, il n’y a pas de quoi pavoiser. Mais,
c’est une autre histoire.
Et pourtant, l’Arabie saoudite a signé en l’an 2000 la « Convention sur l'élimination de
toutes les formes de discrimination à l'égard des femmes » adoptée par l’Assemblée générale des Nations-Unies en
1979. C’est tout à son honneur, sachant que ni la République islamique d’Iran,
ni le Vatican ne l’ont fait. Jisus-Krayist !
Les États signataires de cette convention s’engagent notamment dans l’article 2 à : « Inscrire dans leur constitution nationale ou toute autre
disposition législative appropriée le principe de l’égalité des hommes et des femmes... S'abstenir de tout acte ou pratique discriminatoire à l’égard des
femmes... Prendre toutes mesures appropriées pour éliminer la discrimination pratiquée à l’égard des femmes... Prendre
toutes les mesures appropriées, y compris des dispositions législatives, pour
modifier ou abroger toute loi,
disposition réglementaire, coutume ou pratique qui constitue une discrimination
à l’égard des femmes... » Bref, on y trouve mille et une raisons pour
abolir la privation des femmes saoudiennes de son droit de conduire une
voiture. C’est extraordinaire, sauf que le
Royaume wahhabite a formulé des réserves qui rendent cette adhésion
folklorique : « En cas de divergence
entre les termes de la Convention et les normes de la loi musulmane, le Royaume
n'est pas tenu de respecter les termes de la Convention qui sont divergents. »
Il faut reconnaitre que d’autres pays, comme le Liban par exemple, ont eux
aussi formulé des réserves sur le mariage, le patronyme, le divorce et la garde
des enfants. Eh oui, hélas, il faudrait encore s’armer de beaucoup de patience pour
espérer parvenir un jour à une véritable égalité homme-femme dans les pays
arabes, Liban compris.
Au total, malgré les intimidations déguisées et
franches des organisatrices, des Saoudiennes ont répondu à l’appel du 26
octobre et ont bravé l’interdiction pour les femmes de conduire en Arabie
saoudite. Au moins treize d’entre elles furent arrêtées. Leurs voitures ont été
confisquées. Il n’empêche, nul besoin
d’être dans les secrets d’Allah, du Gardien des deux saintes mosquées et des
Saoudiennes, pour prédire que cette interdiction ne tiendra plus longtemps.