Son apparition en ce vendredi 4 juillet dans une mosquée de Mossoul, où il a débarqué avec sa
horde djihadiste dans des 4x4 Toyota flambant neufs, devait être solennelle et
impressionnante, à l’image des exactions dont ses hommes en sont capables. Il
n’en a rien été. À l’arrivée, on a vu un homme ordinaire qui peine à montrer
un escalier de sept marches. Accroché à la rambarde, il met treize secondes, top
chrono, pour atteindre l’estrade d’où il a prononcé son premier serment public
au cours duquel il a demandé à tous les fidèles musulmans du monde de lui
prêter allégeance. Sur la base de quoi, nul ne le sait ! D’un ton
monocorde, il n’y avait franchement pas de quoi enflammer les foules djihadistes, et de quitter femmes, enfants et
poissons rouges, voire, sacrifice suprême, de se désactiver de Facebook pour le
rejoindre. De cette première apparition, l’œil
de l’observateur ne s’est attardé que sur deux accessoires.
Ce n’était ni une Rolex ni une Omega.
En réalité, Abou Bakr el-Baghdadi
portait au poignet une Al-Fajr Deluxe, cette montre sophistiquée adaptée
aux fidèles musulmans qui indique la date selon le calendrier islamique, les
heures de prière et la direction de la Mecque. Le tout pour 450 $ ! Oui
mais, c’est Swiss made svp. L’autre accessoire qui a retenu l’attention est le ruban noir qui coiffe la tête du jeune
prédicateur pour signifier urbi et
orbi, que l’homme qui le porte est un digne descendant de Mahomet et un
honorable successeur de Haroun el-Rachid. Tu parles ! Pas de doute, le
monde est en déclin. Bon, admettons. Le nouveau calife est donc le Commandeur
des croyants. Rappelons au passage que le ruban noir est également porté par Ali Khamenei, le Guide suprême de la
République islamique d’Iran, ainsi que par Hassan
Nasrallah, le Secrétaire général du Hezbollah, qui se considèrent tous les deux, eux aussi, peu de Libanais le
savent, comme des dignes descendants de Mahomet et d'honorables successeurs d’Ali
ibn Abi Taleb, ce qui n’est pas le cas de Hassan Rohani, le président iranien, et
de Naïm Qassem, le numéro 2 du Hezbollah, des mortels comme nous tous.
Contrairement à ce que laisse penser
son avancée fulgurante vers Bagdad, « l’État islamique » qui a
été proclamé le 29 juin, ne compte qu’une
dizaine de milliers de combattants en tout et pour tout, répartis entre l’Irak
et la Syrie. On y retrouve des djihadistes de tout poil, des ex-officiers de
l’armée de Saddam Hussein, des membres des tribus locales, etc. Ils vivent du
pillage, du kidnapping, des impositions, de donations et de divers trafics. Son succès récent s’explique par le fait
que ce mouvement sunnite évolue en terrains conquis, des régions sunnites
d’Irak et de Syrie, et qu’il profite de
la complicité affichée ou dissimulée de ceux qui sont censés le combattre, qu’ils soient chiites,
alaouites ou même sunnites, qu’importe les raisons des uns et des autres, ce
n’est pas le sujet du présent article.
Allant jusqu’au bout de ses idées « l’État islamique » applique
désormais une charia aux musulmans des régions qui sont passées sous le
contrôle de « calife Ibrahim ». Les deux premières femmes accusées
d’adultère ont été lapidées à mort en moins de 24h dans la région de Raqa la
semaine dernière (au nord de la Syrie). Malgré les facilités, la mise à
disposition des habitants d’un chargement de pierres, le refus de la population
de participer à l’exécution de leurs pécheresses coreligionnaires, a obligé les
djihadistes a exécuté les femmes eux-mêmes.
Pour les populations non-sunnites du nouvel État, qui n’est reconnu par personne,
même pas par Al-Qaeda, les nouvelles
autorités auraient mis en place un programme de confiscation des biens.
Commencé à Mossoul, la campagne d’expropriation toucherait aussi bien la
communauté chrétienne que la communauté chiite à ce qu’il parait. Pour
faciliter la gestion immobilière des biens confisqués, et terroriser les intéressés,
les islamistes de l’ancien EIIL (acronyme de l’État islamique d’Irak et du
Levant, Daech en arabe, la branche dissidente d’Al-Qaeda en Irak), ont apposé sur les murs des propriétés des
infidèles l’expression « biens immobiliers
de l’État islamique » ainsi que la lettre « N » pour Nasara,
ceux qui suivent Jésus de Nazareth, la communauté chrétienne, ou la lettre « R » pour Rawafed,
ceux qui refusent les califats d’Abou Bakr, d’Omar et d’Othman, les trois
premiers califes, et considèrent Ali ibn
Abi Talib comme le successeur officiel de Mahomet, la communauté chiite.
Comme prévisible et comme cela se
faisait autrefois, « l’État
islamique » a par ailleurs sommé les chrétiens de Mossoul de choisir l’une des
quatre options : la conversion à l’islam, le paiement de la jizya (taxe), le départ ou la mort. L’ultimatum
a expiré ce week-end, poussant à l’exil de milliers de familles chrétiennes,
dont une grande partie a trouvé refuge dans les régions kurdes d'Irak, dont la population
est en majorité sunnite (d’origine iranienne, non arabe). Pour le secrétaire
générale de l’ONU, Ban Ki-moon, « les attaques systématiques contre des
civils en raison de leur origine ethnique ou de leur appartenance religieuse
peuvent constituer un crime contre
l'humanité dont les auteurs devraient rendre des comptes ». De
son côté, l'Organisation de la coopération islamique, qui regroupe 57 pays musulmans, a dénoncé ce « crime
intolérable » et a proposé de porter assistance aux déplacés.
Voilà pour les faits. Face à cette
évolution tragique, trois remarques s’imposent.
1. Ce qui se passe actuellement en Irak est l’œuvre d’un homme, sans doute l’un des plus grands
imbéciles de l’histoire contemporaine. Il est connu lui aussi par une
lettre de l’alphabet : W. En
envahissant l’Irak au mois de mars de 2003, alors que Saddam Hussein était affaibli,
et en commettant les erreurs de décimer
l’armée irakienne et de persécuter tous les cadres du parti Baas qui contrôlaient
d’une main de fer l’Irak, George W. Bush et ses vaisseaux irakiens, ont
défriché le terrain et semé les graines de l’extrémisme et de la discorde. L’ancien
président américain porte donc une très lourde responsabilité dans ce qui se
passe actuellement au Moyen-Orient. Consciemment ou pas, il a fait en sorte que
l’Iran et les chiites irakiens sortent vainqueurs des guerres du Golfe, au
détriment de l’Irak et des sunnites du pays. Le « Nouvel ordre mondial » des Bush père et fils, a laissé
la place à un chaos moyen-oriental généralisé dont il est difficile de
s’extraire de sitôt. Contrairement à ce beaucoup d’analystes pensent, le désordre irakien n’est pas un effet
indésirable de la troisième guerre du Golfe. Bien au contraire, il était même un des objectifs fixés par la
clique de néoconservateurs qui dirigea les États-Unis entre 2001 et 2009,
autour d’un illuminé chrétien born again,
qui s’est cru chargé d’une mission divine et qui a avoué lors d’un discours sur
l’état de l’Union, tenez-vous bien, que sa doctrine en politique étrangère est d’inspiration
divine. Ah tiens, bienvenue au Club ! Si ce n’était pas dès le départ, c’est venu après. Les néocons voulaient
plonger l’Irak -un des puissants pays arabes, le plus riche et le plus
prometteur- dans le chaos afin de
soulager Israël d’un de ses adversaires.
2. Quand je pense que certains compatriotes, très amers sur
la situation en Syrie, regrettent George W. Bush, et blâme Barack Obama de ne pas suivre ses pas, allant jusqu’à cocher
les jours qui nous séparent de la prochaine élection présidentielle américaine,
je me dis qu’on a vraiment un très gros problème au Moyen-Orient. C’est à
croire qu’on n’apprend rien des événements. En dépit des démentis de l’histoire,
certains continuent à croire naïvement que
les solutions aux « malheurs arabes » dépendent uniquement de
facteurs géopolitiques, astrologiques et interstellaires. Pour rester concentrer
sur l’Irak, ce n’est pas la peine de fuir la réalité, il est clair sans l’ombre d’un doute qu’on n’aurait jamais atteint cet
abime malgré tout l’amateurisme de la bande à W, sans la politique stupide de
Nouri al-Maliki, le Premier ministre irakien (nommé en 2006, il est de
confession chiite), qui a fait tout ce
qui est possible et imaginable pour marginaliser la communauté sunnite d’Irak
au détriment de la communauté chiite : exécution humiliante de Saddam Hussein, alliance avec l’Iran,
persécution des partisans de l'ancien président sunnite, fermeture des yeux sur les
exactions des milices chiites, incapacité à désarmer la milice chiite de Moqta el-Sadr,
déclarations sectaires, fermeture des médias sunnites irakiens et arabes, etc.
Là aussi, il serait naïf de croire que le chaos actuel est un effet indésirable
de l’après Saddam. C’était un des
objectifs du plus fidèle soutien de Maliki, la République chiite d’Iran.
3. L’ultimatum fixé par l’État islamique aux chrétiens de Mossoul est particulièrement
choquant sur le plan humain. Le comble c’est qu’il ne s’inscrit
même pas dans la tradition historique islamique, que partiellement. Si le
paiement de la jizya par les dhimmi (citoyen non-musulman d’un État
musulman) a existé depuis l’origine -où malgré de fortes discriminations avec
les citoyens musulmans (tenues vestimentaires distinctives, interdiction de porter
des armes et de monter à cheval, interdiction du mariage mixte avec une femme
musulmane, témoignage non recevable, restrictions de culte, etc.), protection et
liberté étaient accordées contre le paiement d’une taxe- la conversion à l’islam
par la force et l’exécution des prisonniers, des personnes âgées, des infirmes, des
femmes et des enfants étaient interdites, même lors du djihad, au moins sur le plan théorique. Non seulement, il est écrit
dans le Coran qu’il n’y a « pas de
contrainte en religion », la
ekrah fi eldinn, mais il est précisé aussi « à vous votre religion, à moi ma religion ».
Et pourtant, l’établissement d’un État islamique et ce genre d’ultimatum ne sont pas
propres à l’histoire de la religion musulmane, encore moins au courant sunnite.
Ils ne sont pas sans rappeler les discours récents d’un homme bien de chez nous,
sayyed Hassan Nasrallah, l’homme au ruban noir, donc descendant de Mahomet
à le croire, qui a fait savoir à plusieurs reprises durant les années sombres
de la guerre civile libanaise que « le premier et le seul projet
unificateur dans ce monde, est celui de l’État islamique (...) l’État islamique
unifie bien plus que tout ce monde ne s’imagine ». Et qu’en sera-t-il
des gens qui résident dans le futur État islamique ? Pas de souci, de
toute façon « Kesrouan et Jbeil reviennent aux musulmans (chiites)... les chrétiens
se sont installés comme des envahisseurs (dans ces régions du Mont-Liban) ».
Eh bien, ça devrait faire plaisir aux chrétiens de ces deux cazas qui ont voté
massivement aux dernières législatives pour les candidats de Michel Aoun, l’homme
qui se présente comme un grand défenseur des « droits
des chrétiens » mais qui n’a pas trouvé mieux que de signer en 2006 un
Document d’entente avec le chef du projet de l’État islamique au Liban. Le
comble, c’était dans une église maronite !
Remontons encore plus haut, à l’origine
même. Cet ultimatum rappelle étrangement
certaines recommandations divines d’antan, qui sont très bien décrites avec
moult détails dans la Bible. « Quand tu marcheras sur une ville pour
l’attaquer (en dehors de la terre de Canaan), tu l’inviteras au préalable à la
paix. Alors, si elle accueille ta proposition de paix et t’ouvre ses
portes, tout ce qu’elle renferme d’habitants te devront tribut et te serviront.
Mais si elle ne compose pas avec toi et préfère te faire la guerre, tu
assiégeras cette ville. L’Éternel ton Dieu la livrera alors en ton pouvoir et tu passeras tous ses habitants mâles au fil
de l’épée. Il n’y aura que les femmes, les enfants et le bétail et tout ce
qui se trouvera dans la ville en fait de butin, que tu pourras capturer (...) Dans les villes de ces peuples que
l’Éternel ton Dieu te donne en héritage (la terre de Canaan), tu ne laisseras subsister aucune
âme. Car tu dois les vouer à l’anathème... comme te l’a
commandé l’Éternel ton Dieu. » C’est d’une violence inouïe. Deux précisions
supplémentaires. La « paix » proposée aux populations en dehors de la
terre de Canaan, était soumise à la condition d’apostasier ses croyances et de
reconnaitre certaines règles juives (les Sept lois de Noé). « Aucune
âme », désignait hommes, femmes, enfants et bétails. Il faut donc reconnaitre que calife Ibrahim n’a rien inventé. Il
pourrait même paraitre d’une certaine clémence, puisqu’un choix est donné aux « infidèles ».
Certes, 2750 ans séparent l’anathème de Yahvé, du projet de sayyed Hassan
Nasrallah, de l’ultimatum de calife Ibrahim. Il n’empêche que ces recommandations contre les populations antiques,
notamment les Cananéens (un terme qui concerne les habitants du IIe
millénaire avant JC de la région qui se situe entre la Méditerranée et le
Jourdain), sont attribuées à Dieu
lui-même et figurent dans le Deutéronome
(Dt 20:10-18), le cinquième livre de l’Ancien Testament, le dernier de la
Torah, celui qui contient selon les traditions du judaïsme, du christianisme et
de l'islam, l'enseignement transmis par Moïse, dont les dix commandements de
Dieu.
Eh bien, je ne veux pas me mêler de
ce qui ne me regarde pas, mais très humblement, je pense que la « validation » du caractère
divin de textes aussi violents que celui-là, pose un problème éthique grave,
puisque ce texte est reconnu par les trois religions monothéistes. Par
conséquent, il est peut-être grand temps
d’effectuer une relecture dépassionnée et désacralisée de tous les « textes
sacrés » par les dirigeants et les fidèles du judaïsme, du christianisme
et de l’islam, surtout par les temps qui courent, notamment au
Moyen-Orient. Il n’y aura ni paix entre
les États ni apaisement des esprits au Moyen-Orient, et le « printemps
arabe » restera inachevé, sans une « révolution religieuse ». Celle-ci
est individuelle avant qu’elle ne soit collective. Elle commence par une lecture distanciée du triptyque message divin
de la Bible, du Nouveau Testament et du Coran, par les juifs, les chrétiens et
les musulmans d’Orient.
Post-scriptum
Les autorités politiques libanaises, représentées par le Premier ministre et les
ministres des Affaires étrangères et de l’Intérieur, respectivement Tammam
Salam, Gebran Bassil et Nouhad Machnouk, ainsi que les autorités politiques et religieuses
chrétiennes et musulmanes, aussi bien sunnites que chiites, doivent proposer aux « réfugiés
religieux » d’Irak, les chrétiens de Mossoul, qui ont été chassés de
leurs terres par un usurpateur du califat et de l’Islam, de les accueillir au Liban. Il serait aussi souhaitable que des pays arabo-musulmans soucieux de la cohabitation islamo-chrétienne fassent de même.