Désormais, nul ne peut ignorer l’album de César. Encore moins John Kerry. En parvenant
à exposer ses photographies dans les locaux des Nations Unies en ce mois de
mars 2015, le mystérieux syrien qui a travaillé pour la police militaire du
régime alaouite jusqu’en 2013, a réussi à faire connaitre urbi et orbi, à New
York et au monde, la malédiction de
Bachar el-Assad. Oubliez qui a raison ou qui a tort dans la guerre civile
qui ravage la Syrie. Oubliez aussi qui a commencé et qui a mis de l’huile sur
le feu. Oubliez également les erreurs des uns et des autres, n’oubliez pas les
autres svp !, la dissection de la gorge du chanteur Ibrahim Kachouch, l’écrasement
des doigts d’Ali Farzat, la répression sanglante, la militarisation du conflit,
la généralisation des affrontements, les exécutions sommaires, les
décapitations, les immolations, les barils de TNT, j’en passe et des meilleures.
A la vue des clichés atroces de César, concernant une trentaine de Syriens,
extraits d’une série de 55 000 photographies qui montrent des corps
mutilés, affamés et torturés, d’hommes, de femmes et d’enfants, et au
visionnage des vidéos de propagande de « l’Etat islamique », on est
sûrs que si les divinités maléfiques
devaient s’incarner en un homme, elles prendraient Bachar el-Assad pour corps
et Daech pour âme.
Ce n’est pas nécessaire de s’étendre sur l’état
de démence et la dégénérescence cérébrale avancée de la racaille de Daech. Ce
point fait l’unanimité ou presque. Outre sa responsabilité dans la dévastation
de son pays et le déplacement de la moitié de ses habitants (dont 1,5 million
vers le Liban), ainsi que la mort de 215 000 personnes et la baisse de
l’espérance de vie des Syriens de 20 ans, le
dernier tyran des Assad ne pourra jamais échapper à deux actes abominables
qu’il a commis, et qui lui vaudraient un jour des poursuites judiciaires :
le massacre chimique de Ghouta
(1 400 morts en quelques minutes) et
l’album de César (l’industrialisation de la torture). Mais alors, dans ce
contexte, saperlipopette (un juron délicieux !), qu’est-ce qui a bien pu pousser un homme de l’envergure de John Kerry à
dire ce qu’il a dit ? Minute, mais au fait, qu’est-ce qu’il a dit au
juste ?
Invité par la chaine CBS dimanche dernier,
le Secrétaire d’Etat américain a déclaré au sujet de la Syrie, qu’au final, « nous devons négocier ». Les pro-Assad étaient fous
de joie, les anti-Obama, fous de rage, les médias le répétaient en boucle et
les think-tanké ressassaient comme
des perroquets, « tanké » pas « tanker », comme ça se
prononce en libanais : John Kerry veut négocier avec Bachar el-Assad ! Les
premiers ne savaient plus quoi faire pour cacher leur satisfaction, les seconds
voyaient là, une preuve de plus que Barack Obama est le pire président des
Etats-Unis, regrettant amèrement le règne de W. et les autres se démenaient pour expliquer ce nouveau revirement
des Etats-Unis. Je veux bien croire tout ce beau monde, si les uns et les
autres n’ont pas zappé ce qui a précédé et ce qui a succédé à ces trois mots. « Pourquoi?
Parce que tout le monde convient qu'il n'y a pas de solution militaire. Il y a
seulement une solution politique (...) Nous avons toujours été pour les
négociations dans le cadre du processus de paix de Genève ». Ah, donc
John Kerry n’était pas aussi simpliste que tout ce beau monde voudrait le faire
croire. On a déjà là un début d’explication.
Tout ce beau monde sait, enfin les sensés,
aujourd’hui plus que jamais, que la solution à la guerre en Syrie est politique
et non militaire. La lourde responsabilité de Bachar el-Assad dans le désastre
syrien n’est pas un sujet de débat comme le laisse supposer mon introduction. Bachar
et Asma auraient pu finir leur vie à lécher les vitrines à Londres
ou sur un yacht de la Côte d’Azur. Ils ont choisi d’être jugés morts ou vifs,
tôt ou tard. Inutile de développer. Mais, soyons honnêtes et réalistes, on ne peut pas sérieusement reprocher aux
Occidentaux de ne pas être intervenus en Syrie durant les quatre dernières années,
si on tient compte de tout ce que cela aurait impliqué. Pas seulement en
termes de coûts humains et financiers, mais aussi sur le plan de la sécurité globale de la région du Moyen-Orient, découlant par exemple de la distribution de l’arsenal conventionnel
et chimique du régime syrien à tous les protagonistes en Syrie et au Liban (la
politique de la terre brûlée) ou le transfert des armes occidentaux fraichement parachutées, des
rebelles aux islamistes (comme en Libye). Les
pays occidentaux ne pouvaient pas s’offrir le luxe d’intervenir directement,
en venant encore une fois mourir au Moyen-Orient (à peine qu’ils s’étaient
désengagés de l’Irak et de l’Afghanistan), ou
indirectement, en rentrant dans un conflit armé ouvert avec l’axe
Damas-Téhéran-Dahiyé-Moscou, indépendamment de la nouvelle menace djihadiste, alors que ce sont les rebelles syriens,
qu’importe les circonstances, qui ont
pris la décision fatale de militariser et de généraliser le conflit qui les
oppose au régime alaouite, en bonne connaissance de cause, sachant que toutes les conséquences de cette guerre civile, et
surtout la non-intervention de l’Occident, étaient
parfaitement prévisibles depuis le premier jour, j’en ai parlé à maintes
reprises.
Toujours est-il qu’il ne sert absolument à
rien de palabrer sur le passé, sauf pour en tirer les bonnes leçons. La guerre
en Syrie est actuellement dans une impasse. Elle peut s'éterniser comme au Soudan. La solution est donc plus que jamais
politique. C’est le message de John Kerry dimanche. A le croire, le problème
réside dans le fait qu’il y a un an à Genève, « Assad ne voulait pas négocier ».
Et c’est lorsque la journaliste américaine lui a demandé s’il était lui-même
disposé à discuter avec le chef du régime syrien, qu’il a répondu : «
S'il est prêt à engager des négociations sérieuses sur la façon d'appliquer
Genève 1, bien sûr. » Ah, les intentions de John Kerry se précisent
donc. Mais, il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. John
Kerry a même estimé « qu’une pression accrue (pourrait) amener le régime Assad à
négocier (...) et modifier ses calculs ». L’expo de César dans les
locaux de l’ONU est une forme de pression, l’aide militaire aux rebelles
modérés en est une autre. Pour anticiper toutes les mauvaises langues qui font
exprès de comprendre de travers, l’interview
de John Kerry a été précédée trois jours avant, par une mise au point de la porte-parole du
département d’Etat, Jen Psaki, qui est on ne peut plus claire : « Comme nous l'avons dit pendant
longtemps, Assad doit partir et être
remplacé à travers une transition politique négociée qui soit représentatif
du peuple syrien ». Rien à faire, ils ne veulent pas comprendre. L’interview a même été suivie par une mise
au pointe de la porte-parole adjointe du département d’Etat, Marie Harf, qui
ne prête à aucune confusion : « la
politique (des Etats-Unis) est la même et elle est claire : il n’y a pas
d’avenir pour Assad en Syrie. Nous disons cela tout le temps (...) Par
nécessité, il y a toujours un besoin d’avoir des représentants du régime
d’Assad pour faire partie du processus (de négociation). Il n’a jamais été
question et ne le sera jamais, qu’Assad négocie lui-même (...) Il n'y a pas d'avenir pour un dictateur
brutal comme Assad en Syrie. Nous restons déterminés à poursuivre toutes
les voies diplomatiques pour négocier une solution politique ». Comme vous le voyez, ça n'a rien à voir avec les aventures récentes des quatre zozos du Parlement français à Damas. Non
mais, il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas lire.
En tout cas, il est utile quand même de rappeler aux
amnésiques, offusqués par les déclarations de John Kerry, que des négociations ont déjà eu lieu à Genève,
il y a seulement un an, entre les rebelles syriens (la Coalition nationale
syrienne présidée par Ahmad Jarba) et des
représentants du régime d’Assad. On était à 140 000 morts déjà. C’est
ce qu’on appelle dans les chancelleries, « Genève
2 ». Elles n’ont pas abouti par la faute du régime syrien qui ne
souhaitait pas engager des discussions sur une « période de transition »
en Syrie. Il n’y a donc pas lieu de pousser des cris de vierges effarouchées quand
on entend John Kerry dire que « nous
devons négocier ».
Soulignons aussi que le Secrétaire d’Etat américain fait référence lui à « Genève 1 », qui désigne l’accord
conclu le 30 juin 2012 entre les pays membres du groupe d’action sur la Syrie,
qui rassemble entre autres, les Etats-Unis et la France. Cet accord a établi
les «
Principes et lignes directrices pour une transition conduite par les Syriens »,
qui prévoit selon un calendrier précis, pêle-mêle : l’arrêt définitif
de la violence, la libération des prisonniers, le respect de la liberté de
manifester, la libre-circulation des journalistes, la formation d’un gouvernement d’union nationale ayant les pleins pouvoirs
exécutifs (qui devait inclure l’opposition et des membres du gouvernement
en place, une composition déterminée par consentement mutuel), le désarmement des
milices, la démobilisation des forces armées, des réformes constitutionnelles (qui seront soumis à l’approbation
du peuple syrien), des élections multipartites,
libres et équitables, et des mesures
pour assurer la réconciliation nationale et favoriser le pardon.
A cette belle époque, si j’ose dire, on
comptait près de 20 000 morts en Syrie et 25 000 réfugiés au Liban. Aujourd’hui
nous sommes respectivement à 215 000 morts (10 fois plus) et 1 300 000
réfugiés (50 fois plus) ! Pour être justes, disons que si l’ophtalmo de Damas n’a pas vu de bon œil
cet accord, à cause du principe de transition, l’opposition syrienne non plus n’a
pas accueilli l’accord d’une manière si favorable, car il ne prévoyait pas le devenir
de Bachar el-Assad. Hélas, on connait
la suite. Les rebelles décident la militarisation
accrue du conflit et la généralisation fatale des affrontements, et Bachar
el-Assad, le recours aux armes de la racaille, les barils de TNT. Rappelez-vous,
trois semaines après Genève 1 a eu lieu le fameux attentat de Damas contre un QG de sécurité du régime (18 juillet 2012), qui a soulevé tant d’enthousiasme chez
tous les naïfs du Levant sur la chute imminente du régime alaouite. Personnellement,
j’ai dénoncé cet attentat-suicide, comme j’ai dénoncé aussi la militarisation et la généralisation irresponsables du conflit syrien, comme j’ai prévu dès
2011 que la survie du régime d’Assad est encore assurée pour des années. J'aurais aimé avoir tort. Genève
1 a
eu le mérite de constituer un pas intelligent pour mettre fin à la dévastation
en marche de la Syrie. Dernier détail et non des moindres, l’accord a été conclu avec la Chine et la Russie.
Certes, ces deux pays ont bloqué trois résolutions du Conseil de sécurité sur la Syrie, et de ce fait, ils portent une
très lourde responsabilité dans la dévastation de la Syrie. Mais, qui pense qu’on
peut parvenir à une solution en Syrie sans passer par la Russie, ferait mieux de
décortiquer des crevettes que les événements au Moyen-Orient.
Je terminerai cet article par la déclaration du médiateur
de l'ONU, Lakhdar Brahimi, prononcée à la suite de l’échec de Genève 2, le 15
février 2014. « Il est préférable que chaque partie rentre et réfléchisse à ses
responsabilités ». Ce
constat est toujours valide et il est valable pour tous ceux qui s’expriment
sur la Syrie, qu’ils soient pro ou anti-Assad. Ce n’est pas rendre service
au peuple syrien que de rester accrocher à la chimère de la solution militaire.