mardi 17 mars 2015

John Kerry : « Nous devons négocier (avec Bachar el-Assad) ». Saperlipopette, qu’y a-t-il de choquant ? (Art.277)


Désormais, nul ne peut ignorer l’album de César. Encore moins John Kerry. En parvenant à exposer ses photographies dans les locaux des Nations Unies en ce mois de mars 2015, le mystérieux syrien qui a travaillé pour la police militaire du régime alaouite jusqu’en 2013, a réussi à faire connaitre urbi et orbi, à New York et au monde, la malédiction de Bachar el-Assad. Oubliez qui a raison ou qui a tort dans la guerre civile qui ravage la Syrie. Oubliez aussi qui a commencé et qui a mis de l’huile sur le feu. Oubliez également les erreurs des uns et des autres, n’oubliez pas les autres svp !, la dissection de la gorge du chanteur Ibrahim Kachouch, l’écrasement des doigts d’Ali Farzat, la répression sanglante, la militarisation du conflit, la généralisation des affrontements, les exécutions sommaires, les décapitations, les immolations, les barils de TNT, j’en passe et des meilleures. A la vue des clichés atroces de César, concernant une trentaine de Syriens, extraits d’une série de 55 000 photographies qui montrent des corps mutilés, affamés et torturés, d’hommes, de femmes et d’enfants, et au visionnage des vidéos de propagande de « l’Etat islamique », on est sûrs que si les divinités maléfiques devaient s’incarner en un homme, elles prendraient Bachar el-Assad pour corps et Daech pour âme.

Ce n’est pas nécessaire de s’étendre sur l’état de démence et la dégénérescence cérébrale avancée de la racaille de Daech. Ce point fait l’unanimité ou presque. Outre sa responsabilité dans la dévastation de son pays et le déplacement de la moitié de ses habitants (dont 1,5 million vers le Liban), ainsi que la mort de 215 000 personnes et la baisse de l’espérance de vie des Syriens de 20 ans, le dernier tyran des Assad ne pourra jamais échapper à deux actes abominables qu’il a commis, et qui lui vaudraient un jour des poursuites judiciaires : le massacre chimique de Ghouta (1 400 morts en quelques minutes) et l’album de César (l’industrialisation de la torture). Mais alors, dans ce contexte, saperlipopette (un juron délicieux !), qu’est-ce qui a bien pu pousser un homme de l’envergure de John Kerry à dire ce qu’il a dit ? Minute, mais au fait, qu’est-ce qu’il a dit au juste ?

Invité par la chaine CBS dimanche dernier, le Secrétaire d’Etat américain a déclaré au sujet de la Syrie, qu’au final, « nous devons négocier ». Les pro-Assad étaient fous de joie, les anti-Obama, fous de rage, les médias le répétaient en boucle et les think-tanké ressassaient comme des perroquets, « tanké » pas « tanker », comme ça se prononce en libanais : John Kerry veut négocier avec Bachar el-Assad ! Les premiers ne savaient plus quoi faire pour cacher leur satisfaction, les seconds voyaient là, une preuve de plus que Barack Obama est le pire président des Etats-Unis, regrettant amèrement le règne de W. et les autres se démenaient pour expliquer ce nouveau revirement des Etats-Unis. Je veux bien croire tout ce beau monde, si les uns et les autres n’ont pas zappé ce qui a précédé et ce qui a succédé à ces trois mots. « Pourquoi? Parce que tout le monde convient qu'il n'y a pas de solution militaire. Il y a seulement une solution politique (...) Nous avons toujours été pour les négociations dans le cadre du processus de paix de Genève ». Ah, donc John Kerry n’était pas aussi simpliste que tout ce beau monde voudrait le faire croire. On a déjà là un début d’explication.

Tout ce beau monde sait, enfin les sensés, aujourd’hui plus que jamais, que la solution à la guerre en Syrie est politique et non militaire. La lourde responsabilité de Bachar el-Assad dans le désastre syrien n’est pas un sujet de débat comme le laisse supposer mon introduction. Bachar et Asma auraient pu finir leur vie à lécher les vitrines à Londres ou sur un yacht de la Côte d’Azur. Ils ont choisi d’être jugés morts ou vifs, tôt ou tard. Inutile de développer. Mais, soyons honnêtes et réalistes, on ne peut pas sérieusement reprocher aux Occidentaux de ne pas être intervenus en Syrie durant les quatre dernières années, si on tient compte de tout ce que cela aurait impliqué. Pas seulement en termes de coûts humains et financiers, mais aussi sur le plan de la sécurité globale de la région du Moyen-Orient, découlant par exemple de la distribution de l’arsenal conventionnel et chimique du régime syrien à tous les protagonistes en Syrie et au Liban (la politique de la terre brûlée) ou le transfert des armes occidentaux fraichement parachutées, des rebelles aux islamistes (comme en Libye). Les pays occidentaux ne pouvaient pas s’offrir le luxe d’intervenir directement, en venant encore une fois mourir au Moyen-Orient (à peine qu’ils s’étaient désengagés de l’Irak et de l’Afghanistan), ou indirectement, en rentrant dans un conflit armé ouvert avec l’axe Damas-Téhéran-Dahiyé-Moscou, indépendamment de la nouvelle menace djihadiste, alors que ce sont les rebelles syriens, qu’importe les circonstances, qui ont pris la décision fatale de militariser et de généraliser le conflit qui les oppose au régime alaouite, en bonne connaissance de cause, sachant que toutes les conséquences de cette guerre civile, et surtout la non-intervention de l’Occident, étaient parfaitement prévisibles depuis le premier jour, j’en ai parlé à maintes reprises.

Toujours est-il qu’il ne sert absolument à rien de palabrer sur le passé, sauf pour en tirer les bonnes leçons. La guerre en Syrie est actuellement dans une impasse. Elle peut s'éterniser comme au Soudan. La solution est donc plus que jamais politique. C’est le message de John Kerry dimanche. A le croire, le problème réside dans le fait qu’il y a un an à Genève, « Assad ne voulait pas négocier ». Et c’est lorsque la journaliste américaine lui a demandé s’il était lui-même disposé à discuter avec le chef du régime syrien, qu’il a répondu : « S'il est prêt à engager des négociations sérieuses sur la façon d'appliquer Genève 1, bien sûr. » Ah, les intentions de John Kerry se précisent donc. Mais, il n’y a pas plus sourd que celui qui ne veut pas entendre. John Kerry a même estimé « qu’une pression accrue (pourrait) amener le régime Assad à négocier (...) et modifier ses calculs ». L’expo de César dans les locaux de l’ONU est une forme de pression, l’aide militaire aux rebelles modérés en est une autre. Pour anticiper toutes les mauvaises langues qui font exprès de comprendre de travers, l’interview de John Kerry a été précédée trois jours avant, par une mise au point de la porte-parole du département d’Etat, Jen Psaki, qui est on ne peut plus claire : « Comme nous l'avons dit pendant longtemps, Assad doit partir et être remplacé à travers une transition politique négociée qui soit représentatif du peuple syrien ». Rien à faire, ils ne veulent pas comprendre. L’interview a même été suivie par une mise au pointe de la porte-parole adjointe du département d’Etat, Marie Harf, qui ne prête à aucune confusion : « la politique (des Etats-Unis) est la même et elle est claire : il n’y a pas d’avenir pour Assad en Syrie. Nous disons cela tout le temps (...) Par nécessité, il y a toujours un besoin d’avoir des représentants du régime d’Assad pour faire partie du processus (de négociation). Il n’a jamais été question et ne le sera jamais, qu’Assad négocie lui-même (...) Il n'y a pas d'avenir pour un dictateur brutal comme Assad en Syrie. Nous restons déterminés à poursuivre toutes les voies diplomatiques pour négocier une solution politique ». Comme vous le voyez, ça n'a rien à voir avec les aventures récentes des quatre zozos du Parlement français à Damas. Non mais, il n’y a pas plus aveugle que celui qui ne veut pas lire.

En tout cas, il est utile quand même de rappeler aux amnésiques, offusqués par les déclarations de John Kerry, que des négociations ont déjà eu lieu à Genève, il y a seulement un an, entre les rebelles syriens (la Coalition nationale syrienne présidée par Ahmad Jarba) et des représentants du régime d’Assad. On était à 140 000 morts déjà. C’est ce qu’on appelle dans les chancelleries, « Genève 2 ». Elles n’ont pas abouti par la faute du régime syrien qui ne souhaitait pas engager des discussions sur une « période de transition » en Syrie. Il n’y a donc pas lieu de pousser des cris de vierges effarouchées quand on entend John Kerry dire que « nous devons négocier ».

Soulignons aussi que le Secrétaire d’Etat américain fait référence lui à « Genève 1 », qui désigne l’accord conclu le 30 juin 2012 entre les pays membres du groupe d’action sur la Syrie, qui rassemble entre autres, les Etats-Unis et la France. Cet accord a établi les « Principes et lignes directrices pour une transition conduite par les Syriens », qui prévoit selon un calendrier précis, pêle-mêle : l’arrêt définitif de la violence, la libération des prisonniers, le respect de la liberté de manifester, la libre-circulation des journalistes, la formation d’un gouvernement d’union nationale ayant les pleins pouvoirs exécutifs (qui devait inclure l’opposition et des membres du gouvernement en place, une composition déterminée par consentement mutuel), le désarmement des milices, la démobilisation des forces armées, des réformes constitutionnelles (qui seront soumis à l’approbation du peuple syrien), des élections multipartites, libres et équitables, et des mesures pour assurer la réconciliation nationale et favoriser le pardon.

A cette belle époque, si j’ose dire, on comptait près de 20 000 morts en Syrie et 25 000 réfugiés au Liban. Aujourd’hui nous sommes respectivement à 215 000 morts (10 fois plus) et 1 300 000 réfugiés (50 fois plus) ! Pour être justes, disons que si l’ophtalmo de Damas n’a pas vu de bon œil cet accord, à cause du principe de transition, l’opposition syrienne non plus n’a pas accueilli l’accord d’une manière si favorable, car il ne prévoyait pas le devenir de Bachar el-Assad. Hélas, on connait la suite. Les rebelles décident la militarisation accrue du conflit et la généralisation fatale des affrontements, et Bachar el-Assad, le recours aux armes de la racaille, les barils de TNT. Rappelez-vous, trois semaines après Genève 1 a eu lieu le fameux attentat de Damas contre un QG de sécurité du régime (18 juillet 2012), qui a soulevé tant d’enthousiasme chez tous les naïfs du Levant sur la chute imminente du régime alaouite. Personnellement, j’ai dénoncé cet attentat-suicide, comme j’ai dénoncé aussi la militarisation et la généralisation irresponsables du conflit syrien, comme j’ai prévu dès 2011 que la survie du régime d’Assad est encore assurée pour des années. J'aurais aimé avoir tort. Genève 1 a eu le mérite de constituer un pas intelligent pour mettre fin à la dévastation en marche de la Syrie. Dernier détail et non des moindres, l’accord a été conclu avec la Chine et la Russie. Certes, ces deux pays ont bloqué trois résolutions du Conseil de sécurité sur la Syrie, et de ce fait, ils portent une très lourde responsabilité dans la dévastation de la Syrie. Mais, qui pense qu’on peut parvenir à une solution en Syrie sans passer par la Russie, ferait mieux de décortiquer des crevettes que les événements au Moyen-Orient.

Je terminerai cet article par la déclaration du médiateur de l'ONU, Lakhdar Brahimi, prononcée à la suite de l’échec de Genève 2, le 15 février 2014. « Il est préférable que chaque partie rentre et réfléchisse à ses responsabilités ». Ce constat est toujours valide et il est valable pour tous ceux qui s’expriment sur la Syrie, qu’ils soient pro ou anti-Assad. Ce n’est pas rendre service au peuple syrien que de rester accrocher à la chimère de la solution militaire.