vendredi 22 juillet 2016

Des ponts du Bosphore au pont du 14-Juillet, Erdogan Ier d'Anatolie et les théoriciens du complot dans tous leurs états (Art.376)


Recep Tayyip Erdogan en 2011, il était alors
Premier ministre. Photo Umit Bektas (Reuters)
Si je devais m’incarner en une ville, ça serait Istanbul, la Constantinople de jadis, la ville qui se situe à cheval entre l’Orient et l’Occident, comme moi. L’échec du coup d’Etat en Turquie fait couler beaucoup plus d’encre que s’il n’avait réussi. Toutes sortes d’éléments ont nourri ces derniers jours de nombreuses théories du complot. La plus stupide d’entre elles est celle qui attribue aux Américains l’organisation du coup d’Etat. Pas la peine de développer, allons plutôt vers la plus surréaliste des théories. Il n’a pas fallu attendre longtemps avant que certains n’accusent Erdogan d’avoir fomenté le coup d’Etat dans le but d’éliminer ses adversaires politiques. C’est une idée tout aussi nase et stupide, que l’autre théorie du complot bidon et crétine qui attribue le 11-Septembre aux services américains de renseignement. Primo, profiter d’une situation pour appliquer une politique sécuritaire ou autoritaire est une chose, la créer en est tout autre ! Secundo, si on a tenté de renverser le président turc, c’est qu’il y avait au fond une frange importante de l’armée qui grondait et qui n’avait pas besoin qu’on lui souffle à l’oreille l’idée du putsch, dans un pays qui a connu quatre coups d’Etat et de force depuis la mort du « Père des Turcs » (1960, 1971, 1980, 1997). Tertio, aucun dirigeant politique normalement constitué, et c’est le cas d’Erdogan qu’on l’aime ou qu’on ne l’aime pas, ne peut sous aucun prétexte prendre l’énorme risque que représente un putsch, pour mettre en œuvre un agenda politique déjà en place. Rappelons que le putsch du 15 juillet a fait 312 morts dont 145 civils, et que la situation était très incertaine, voire en faveur des putschistes, les trois premières heures.

Passons maintenant à quelques idées de complot grotesques que l’on trouve dans l’article d’un dénommé David Hearst et que l’on retrouve dans d’autres articles de la presse internationale, arabe en tête. Le journaliste du Huffington Post, a commencé par nous expliquer que « pour faire échouer le coup d’Etat, le président turc a utilisé un iPhone ». Il y a quelques années, on nous a annoncé en grande pompe qu’il utilisait un iPad. Apple n’en demande pas tant ! L’ex-Guardian fait référence au recours d’Erdogan à FaceTime, une application de visioconférence développée par le fabricant américain, pour demander au peuple turc de se soulever. Sauf qu’il a échappé au journaliste que FaceTime ne permet de communiquer qu’avec des personnes qui ont un iPhone et FaceTime, l’application est incompatible avec les téléphones fonctionnant sous Android (Samsung) et Windows (Nokia, Microsoft) et enfin, il n’est pas possible de lancer des conférences de groupe avec ce logiciel. 


Donc, contrairement à ce que laissent croire certains commentaires, Erdogan n'a pas mené cette bataille de survie avec FaceTime, loin de là. D'ailleurs, son apparition sur l'iPhone de la journaliste de la chaine turque de CNN, n'était pas tout à fait en sa faveur. Il était déjà presque minuit et le putsch était mené depuis près de trois heures. Le président turc est apparu cloitré, crispé, abattu et délaissé. Il donnait plutôt l'impression que c'était fini pour lui. Au total, non, « l’iphone n’a pas défait les chars turcs », c’était un peu plus compliqué que ça, j’y reviendrai.

Mais bon, c’est autre chose dans cet article qui m’a attiré l’attention, un élément encore plus risible que j’ai lu aussi ailleurs dans la presse internationale. « Le consulat de France a fermé deux jours auparavant. Est-ce qu’il était au courant de quelque chose que la Turquie ignorait ? » Waouh, c’est le haut de gamme du journalisme ! Il a sans doute échappé à ce journaliste pourtant chevronné, que le consultat a fermé ses portes le mercredi 13 car le jeudi 14 juillet c’était la fête nationale de la France et il ne les a pas ouvertes vendredi 15, parce qu’il existe en France une tradition de « faire le pont », qui n’a rien à voir avec les deux ponts du Bosphore qui relient l’Orient à l’Occident, et qui consiste à s’accorder un congé supplémentaire le lundi ou le vendredi, quand le jour férié tombe un mardi ou un jeudi, pour s’offrir un long weekend, comme ce fut le cas cette année. Ouf, avec certains, il faut des explications « à la cuillère », bel ma3el2a, comme on dit dans nos contrées orientales. Le pire, c'est Erdogan lui-même, qui vient de déclarer à la chaine Al-Jazeera, que des pays étrangers pourraient être impliqués dans le putsch. Déjà qu'il était un peu paranoïaque sur les bords bien avant le putsch, je vous laisse imaginer dans quel état d'esprit se trouve le président turc après le 15 juillet !

Et puis diable, comment peut-on imaginer la moitié d’un quart de seconde, que des pays étrangers comme la France ou les Etats-Unis, étaient au courant des intentions de certains militaires turcs, mais pas le réseau d’influence du gardien de la Sublime Porte qui tient les rênes du pouvoir depuis si longtemps : comme Président de la République depuis 2014, comme Premier ministre entre 2014 et 2003, comme maire d’Istanbul entre 1998 et 1994, et comme président du Parti de la justice et du développement (AKP), la principale force politique turque depuis quinze ans ? Coucou les gars, quitte à fumer sa moquette, autant choisir une de bonne qualité.

Toujours est-il qu’il est plus qu’inutile de nous perdre dans de longues analyses à n’en plus finir, sérieuses et moins sérieuses, dont celle qui est allée jusqu’à attribuer l’échec des putschistes à une intervention divine. Je l’ai précisé dans un statut peu de temps après le début du putsch, la réussite du coup d’Etat en Turquie dépendra surtout de la capture rapide de la tête du pouvoir contesté, Recep Tayyip Erdogan. 

Au milieu de l'après-midi du vendredi 15 juillet, les services de renseignement turc (MIT) détectent une « activité extraordinaire » sur une base militaire à Ankara. Le temps que l'information remonte, qu'on fasse des vérifications et que les putschistes se rendent compte qu'il y a rupture de la « chaine du secret » en début de soirée, la nuit commençait à tomber sur l'Anatolie mais l'heure prévue du déclenchement du coup d'Etat était encore loin. C'est alors que les rebelles décident d'exécuter leur plan avec 6 heures d’avance. Elementaire mon cher Watson. Mais enfin, on ne fait pas de putsch au milieu d’une soirée d’été, quand tous les Turcs de 7 à 77 ans, dégustent à la fraiche des mezzés et des kebabs en sirotant à la belle étoile, un gül serbeti (le délicieux sirop de rose), un ayran, un kahvesi, un çay, une Efes ou un raki ! Le top départ était prévue au milieu de la nuit, vers 3h du matin. Bilan des courses, quand les forces rebelles héliportées se sont présentées à Marmaris, en face de l’île de Rhodes, pour capturer Erdogan, il venait tout juste de partir. Ainsi, comme la capture n’a pas eu lieu dans les premières heures, la rébellion n’avait plus aucune chance de réussir son coup. Ce point était capital, non seulement afin d’empêcher Erdogan de réagir efficacement, en donnant des ordres pour mobiliser ses troupes et son réseau d’influence, mais surtout afin de gagner l’adhésion des responsables politiques et militaires turcs indécis, qui ont attendu évidemment de voir de quel côté allait pencher le rapport des forces, avant de se décider. Peu de temps après minuit, il était clair qu’Erdogan avait la main à Istanbul et à Ankara. Le reste de l’histoire était donc écrit d’avance. La réussite d’un coup d’Etat fait appel autant à la force militaire qu’à la pression psychologique, à l’effet de surprise qu’à la célérité des actions.

Au-delà du timing, si le coup d’Etat a échoué c’est aussi à cause de trois facteurs convergents liés à Erdogan. Primo, le président turc a réussi à demander aux citoyens de descendre dans la rue pour faire face aux putschistes (tout l’enjeu de la capture !). Secundo, les mosquées qui adhérent à la politique de celui qui se place comme un islamiste-conservateur ont relayé massivement les appels du président turc et du ministre turc des Affaires religieuses à la population pour faire barrage aux militaires. Ce facteur a été déterminant. Tertio, que ça plaise ou pas, le peuple turc reste dans son écrasante majorité fidèle à Recep Tayyib Erdogan, qui, il faut le reconnaitre a beaucoup œuvré pour l’économie et le progrès social. Un facteur bonus a pesé de tout son poids et a dissuadé beaucoup de Turcs de rejoindre la rébellion, c’est la politique répressive menée par Erdogan Ier d'Anatolie depuis qu’il s’est installé au haut sommet de l’Etat, en 2003.

Le hasard a voulu que je publie en avril dernier l’article « Il est temps que l’Europe défende ses valeurs et dise à Erdogan ses quatre vérités ! La Turquie d’Atatürk mérite mieux », à la suite de la crise de nerfs que le président turc a faite devant Angela Merkel après la diffusion de la chanson satiriste allemande « Erdowie, Erdowo, Erdogan ». Voici ce que j’ai écrit à son sujet : « Recep Tayyib Erdogan ne résigne devant rien pour verrouiller son pouvoir, museler ses opposants, imposer ses idées islamistes et remanier en profondeur la république moderne laïque fondée par le père de la nation turque, le visionnaire Mustafa Kemal Atatürk. » Dans la panoplie des atteintes graves à la démocratie en Turquie sous le règne d’Erdogan Ier d'Anatolie, on retrouve pêle-mêle : la limitation de la liberté d’expression (depuis qu’il est président de la République, Erdogan poursuit les citoyens turcs pour « insulte au président » à un rythme de 100 plaintes/mois), la persécution des opposants, l’emprisonnement de journalistes, les poursuites de ses rivaux, l’atteinte à la laïcité turque, la répression violente des manifestations pacifiques, les purges dans la police et la justice, la volonté de s’en prendre aux droits de la femme et la criminalisation de l’intégration des Turcs dans les sociétés européennes (« L'assimilation est un crime contre l'humanité », c'était Erdogan, Premier ministre, à Cologne en 2008 !). Bilan des courses, selon Reporters Sans Frontières, l’évaluation de la liberté de la presse dans 180 pays du monde pour l'année 2015, classe la Turquie à la 149e place, juste devant la Libye (154), un peu mieux que la Corée du Nord (179), la Syrie (177), l’Iran (173) et l’Arabie saoudite (164), beaucoup moins bien que l’Afghanistan (122), le Liban (98), la France (38), l’Allemagne (12) et la Finlande (1). C’était le terrible bilan que j’ai dressé il y a trois mois. Je n’ose même pas imaginer la situation aujourd’hui après la tentative de coup d’Etat du 15 juillet.

A ce propos, dès son retour à Istanbul, Erdogan a assuré ses supporters que la tentative de coup d’Etat était « une bénédiction d’Allah » puisqu’il permettra de « nettoyer l’armée ». Profitant de l’aubaine, afin de verrouiller davantage le pouvoir, la réponse d’Erdogan a viré très vite à la répression hystérique, plutôt qu’à l’application sereine des lois en vigueur dans un Etat de droit. Le ton adopté s’est inscrit d’emblée dans un registre fasciste : « Nous allons continuer d’éliminer le virus de toutes les institutions étatiques... Hélas, ce virus, comme un cancer, s’est propagé à tout l’Etat ». Aussitôt, le président turc instaure l'état d'urgence pour trois mois, avec la possibilité d'effectuer des gardes à vue de 30 jours. Toutes les missions à l'étranger pour les universitaires ont été supprimer jusqu'à nouvel ordre. Il a laissé entendre qu’il serait amené à rétablir la peine de mort, abolie en 2002. Le site Wikileaks a été bloqué.

Sur le terrain, on a assisté à des scènes de lynchage de certains putschistes et à un refus de la direction des affaires musulmanes de pourvoir au service religieux des putschistes décédés, dans l'indifférence générale des autorités turques. La tentative de coup d’Etat a fait basculer Erdogan dans une crise paranoïa inouïe, qui l’a poussé à mettre derrière les barreaux près de 6 000 militaires. Et puisqu’on y est, pourquoi ne pas se débarrasser des magistrats gênants ? Mais quel est le rapport avec le putsch? Aucun. Dans la foulée, on apprend que 2 745 juges sur l’ensemble du territoire turc seront démis de leurs fonctions et deux des 17 juges de la Cour constitutionnel ont été jetés en prison. Mais bordel, quel est le rapport avec le putsch ? Aucun. Et pourquoi s’arrêter en si bon chemin. Voilà qu’on apprend aussi que 15 200 fonctionnaires du ministère de l’Education seront suspendus de leurs postes et qu’on a demandé à 1 577 recteurs et doyens d’université de « démissionner ». Mais putain de bordel, quel est le rapport avec le putsch ? Aucun. Circulez, il n’y a rien à voir. Pour l’instant, 9 322 militaires, policiers et magistrats sont poursuivis par la justice et au moins 25 000 fonctionnaires ont été suspendus ou démis de leurs fonctions, 11 000 passeports invalidés. En plus, on a procédé à la fermeture pure et simple de 1 043 établissements d'enseignement privé, 1 229 associations et fondations, 35 établissements de santé et 19 syndicats et fédérations. Et ce n'est pas tout, 24 chaines de TV et de radios et 34 journalistes ont été interdits d’exercer leurs professions

Au total, tous secteurs confondus (militaire, police, judiciaire, ministères de l'Intérieur, de l'Education nationale, des Finances, Affaires sociales, etc.), 55 000 Turcs ont été placés en garde à vue, emprisonnés ou démis de leur fonction. Ainsi, une question fondamentale s’impose : comment peut-on « neutraliser » des dizaines de milliers de personnes en quelques heures, si des « listes » n’étaient pas prêtes d’avance ? Le coup d’Etat raté de l’armée turque cachait sans l’ombre d’un doute un "putsch" en préparation du régime d’Erdogan.

En fait, il y a bel et bien un rapport entre les contre-réactions tous azimuts d’Erdogan et le putsch. Il est lié aux objectifs du président turc. A court terme, le « virus » qu’Erdogan se propose d’éradiquer concerne les partisans de l’imam Fethullah Gülen, un intellectuel turc qui vit depuis 1999 aux Etats-Unis. C’est l’ennemi numéro un d’Erdogan, c’est son obsession, c’est l’adversaire à abattre. Le président turc remue ciel et terre pour obtenir son extradition. Gülen a pourtant nié toute implication dans le mouvement insurrectionnel. L’imam exilé partage avec Erdogan, la même vision conservatrice, traditionnel et islamiste de la société. Sur la forme, la grande différence entre les deux hommes réside dans le fait que l’un est au pouvoir, depuis longtemps, l’autre pas. Sur le fond, alors qu’Erdogan est obsédé par le pouvoir, qu’il ne veut pas partager, Fethullah Gülen représente un important courant de pensée islamique, qui prône l’implication des musulmans pour le « bien commun » des musulmans et des non-musulmans, de Turquie et du monde, ainsi que le dialogue religieux avec les Gens du Livre (les chrétiens et les juifs). Les deux hommes étaient même alliés pendant plus de dix ans. Les dérives autoritaires du président turc et des soupçons de corruption pesant sur son entourage, les ont brouillés. A long terme, l’objectif d’Erdogan est d’imposer un régime présidentiel via une réforme de la Constitution. N’ayant pas la majorité nécessaire jusqu’à maintenant, le président turc compte passer par référendum, profitant du regain de popularité grâce à la divine aubaine de la tentative de coup d’Etat du 15 juillet.

Et pendant ce temps, les Etats-Unis ne trouvent rien à redire sur l’épuration erdoganienne en cours, la Turquie étant un membre de l’OTAN à la position stratégique incontournable. Si l’Europe critique ouvertement le nettoyage de la scène politique par le régime d’Erdogan, elle n’ose cependant pas sanctionner la Turquie, par crainte que le gardien de la Sublime Porte ne remette en cause le récent accord sur les migrants signé avec l’Union européenne. Seule la Russie de Poutine semble bien comprendre la situation. Recep Tayyip Erdogan est indéniablement un homme charismatique qui a été globalement positif pour la Turquie et les Turcs, sur les plans économique et social, sinon, il ne faut pas se leurrer, il ne serait pas aussi populaire aujourd'hui. Le problème c’est que le président turc est également non seulement un homme susceptible, mais c’est aussi un paranoïaque à l’ego surdimensionné, avec une tendance totalitaire et un penchant islamiste.  

Personne ne conteste à la Turquie le droit souverainiste de poursuivre les auteurs du coup d'Etat militaire. Le problème c'est ce putsch civil en cours, que rien ne semble pouvoir arrêter. Appelez cela comme vous voulez, punition collective, purge ou totalitarisme, une chose est sûre et certaine, ce qui se passe en Anatolie actuellement nuira gravement et durablement à l’Etat de droit et à la démocratie dans cet Etat « modèle » pour l’ensemble des pays arabo-musulmans. Eh bien, pourvu que ça ne dure pas.