Il
y a des convictions qui ne se discutent pas. Vous me diriez qu'il est
abusif dans un tel cas de désigner cet état d'esprit par ce terme.
Soit. Disons alors, qu'elles ne sont pas négociables. Bachar
el-Assad ne mourra pas dans son lit. Il mourra peut-être par l'une
des méthodes de guerre et de torture utilisées par ses hommes pour
vaincre Alep et les Aleppins, mais pas dans son sommeil. Il
mourra dans un déluge de fer et de feu, enseveli sous les décombres, gazé par du chlore, déchiqueté par un baril d'explosifs, étouffé dans une pièce de 10 mètres
carrés avec 65 autres personnes, coincé dans un pneu et battu par
des câbles, suspendu au plafond par ses poignets avec ses orteils
touchant à peine le sol et frappé avec des bâtons, violé,
électrocuté, noyé, ongles arrachés, pénis scotché, peau brûlée
avec des cigarettes ou à l'acide, de froid, de chaud, de faim, de
peur, de chagrin ou par manque de soins, mais une chose est sûre et
certaine, ce grand criminel de l'histoire contemporaine ne mourra pas
de sa belle mort.
Certes,
on peut rapprocher la guerre de Syrie (depuis 2011; 400 000 morts) de la guerre d'Espagne (1936-1939; 400 000 morts), Assad de Franco, le soutien de Poutine-Khamenei de celui d'Hitler-Mussolini, les djihadistes des brigades internationales, les ingérences arabes des aides de l'Union soviétique, la chute d'Alep de celle de Guernica, et j'en passe et des meilleurs. Ce ne sont pas les éléments qui
manquent pour cela. Mais, la guerre civile syrienne se distingue
de la guerre civile espagnole par l'étendue de la dévastation, ainsi que par l'ampleur de la déshumanisation. Alep en est la preuve
vivante.
Peu
de gens pleureront les jihadistes d'Alep, à part leurs familles
et leurs frères d'armes. Et encore ! Et pourtant, peu de gens aussi se
réjouiront du retour des troupes de Bachar el-Assad dans la 2e ville
de Syrie, à part les partisans du régime syrien et de la Russie. Pour comprendre ce qui peut apparaître comme un
paradoxe, il faut dire et redire certaines vérités.
La
première vérité de toutes les vérités, concerne l'étincelle qui
a mis le feu aux poudres, le début de cette descente en enfer à
Alep. C'était le 13 avril 2011. Des étudiants syriens de la
faculté de lettres manifestent pacifiquement pour réclamer plus de
liberté et exprimer leur solidarité avec les victimes de la
répression à Deraa et Banyas. La ville ne sera véritablement prise
par la fièvre révolutionnaire qu'après la tragédie du 3 mai 2012.
Sentant que le campus universitaire bouillonnait de plus en plus, et
que la marmite estudiantine devenait incontrôlable, les services de
sécurité du régime de Bachar el-Assad décident d'intervenir ce
jour-là avec la brutalité qui leur sied. Quatre étudiants
trouveront la mort, dont un par défenestration, deux cents seront
arrêtés et torturés. Bienvenue dans l'école de la tyrannie des
Assad. Deux semaines plus tard, manifestation monstre et des gens en
colère qui réclament cette fois, la chute du régime de Bachar
el-Assad. Cette vérité est immuable, elle résume tout le drame
de la Syrie : la révolte syrienne était pacifique, c'est la
répression barbare de la tyrannie des Assad qui l'a poussé dans le
précipice de la militarisation de la révolte, la généralisation du conflit et
la radicalisation de la révolution. Une triple erreur fatale.
La
deuxième vérité est celle que les vainqueurs essaient de cacher
sous leurs rangers et leurs sandales. Terroristes, islamistes, jihadistes, miliciens, résistants, rebelles, insurgés ou aventuriers de l'extrême, appelez-les comme vous voulez, les combattants
d'Alep font partie de tout ce qui est possible et imaginable, sauf de l'Etat
islamique. Depuis janvier 2014, càd depuis près de trois longues années, Daech n'est pas présente à
Alep. Pas parce qu'elle ne le souhaite pas, mais parce qu'elle en fut
chassée. Il n'est peut-être pas nécessaire aux yeux de certains de faire la moindre distinction
dans la galaxie islamiste. Toutefois, il faut tout de même
rappeler, que la communauté internationale s'est fixée comme
objectif prioritaire depuis août 2014, l'anéantissement de Daech.
Par cette vérité, nous avons une preuve de plus, comme s'il en
fallait !, que l'intervention russe en Syrie, comme l'intervention
iranienne et celle du Hezbollah libanais, vise depuis le départ à
sauver le régime syrien de Bachar el-Assad qu'à écraser les
terroristes de Daech, l'organisation responsable des attaques
odieuses du 13-Novembre (Paris, 2015).
La
troisième vérité apparaît comme la plus embarrassante. Au
moment où les forces de l'axe Assad-Nasrallah-Khamenei-Poutine
resserraient leur étau sur Alep, Daech entrait triomphalement dans
Palmyre. Et encore, l'humiliation ne se limite pas à cela. Les
quelques centaines de terroristes qui ont repris cette cité antique,
n'ont rencontré aucune résistance sérieuse. Les forces d'Assad
avaient pris la fuite laissant derrière eux des chars et de
nombreuses caisses de munition, dont des équipements de défense anti-aérienne (des canons, voire des missiles). Ils n'ont même pas eu la présence
d'esprit et le temps de les faire exploser à défaut de les embarquer, comme
l'exigent les usages militaires. Même topo du côté des forces de
Poutine, les livres en cyrillique sont restés ouverts sur les
tables. Les militaires russes n'ont pas pu emporter l'aigle royal de leur campement, ils ont à peine eu le temps de tirer la chasse d'eau. D'après les dernières nouvelles, Daech aurait même tenté une offensive contre la plus importante base aérienne du régime syrien en Syrie, T4, située à Tiyas, à mi-chemin entre Palmyre et Homs. Certes, la débâcle de Palmyre ne vaut pas celle d'Alep sur le plan
militaire. Mais, sur le plan de la propagande des uns et des autres,
il y a bien un détail à relever et qui a son importance : Daech
n'a pas perdu à Alep et il a gagné à Palmyre, alors que le régime
syrien a gagné à Alep mais il a perdu à Palmyre.
Les
autres vérités découlent des précédentes. Il y en a un
paquet. Primo, il est clair que Bachar el-Assad n'est plus capable
de contrôler toute la Syrie, malgré un soutien maximal de la Russie,
de l'Iran et du Hezbollah. Il doit faire des choix militaires lourds
de conséquences. Secundo, la
priorité d'Assad est de reprendre le contrôle de la Syrie vitale,
les grandes villes (Alep, Homs, Hama, etc.), et de mieux sécuriser le
centre du pouvoir à Damas et le territoire de repli, le
réduit alaouite de Lattaquié. Tertio, la stratégie de l'axe
Assad-Nasrallah-Khamenei-Poutine est de plus en plus claire: laisser
à la coalition arabo-occidentale la mission d'anéantir l'Etat
islamique - Daech (c'est encore la coalition constituée par les Etats-Unis qui est intervenue pour détruire une partie de l'armement repris par Daech à Palmyre et non l'aviation russe !), afin de pouvoir se focaliser sur tous les groupes
armés anti-régime, notamment les rebelles modérés, pour qu'à la
fin de la nuit, seule la tyrannie des Assad reste en place, au milieu
des ténèbres. Revenir à la case de départ -on n'en est pas
encore là, Dieu merci!- est non seulement pas dans l'intérêt du
peuple syrien, mais c'est une menace pour la sécurité du monde entier.
Justement,
parlons-en, cela nous permettra de dégager deux vérités
fondamentales sur la guerre en Syrie.
« A Maghayir, un quartier jadis résidentiel de la
vieille ville d’Alep. Ce jour-là, 35 immeubles furent détruits, tuant 18 civils » (21 juillet 2015).
Extrait de l'album de Karam al-Masri, étudiant
en droit, puis photographe. Emprisonné et torturé par le régime syrien, puis kidnappé par Daech. Il collabore avec l'AFP. Il a filmé sa ville, Alep, entre 2013 et 2016. L'Obs, 8 oct. 2016 |
Quelque soit l'issue des batailles ici ou là, à Alep ou à Palmyre, il y a une équation simple qui n'est plus du tout viable en Syrie, depuis longtemps et encore moins aujourd'hui. Il faut vraiment descendre des autruches, pour ne pas voir une vérité aussi éclatante et prétendre comme l'a fait hier Bachar el-Assad, dans une vidéo filmée par un téléphone portable, pour faire du dictateur et du boucher, un homme cool et branché : « Je pense qu'après la libération d'Alep, on dira que non seulement la situation syrienne, mais aussi celle aux niveaux régionale et internationale, est différente ». Différente certes, mais pas comme il l'entend. Un tyran sanguinaire comme Bachar el-Assad, issu d'une communauté alaouite qui ne représente que 10% de la population syrienne, le principal responsable d'une guerre aussi atroce qui a fait 400 000 morts et a jeté sur les routes la moitié de la population syrienne, laissant un pays dévasté pour les 50 prochaines années et deux générations d'êtres humains traumatisées à vie, ne peut absolument plus faire partie de l'avenir de la Syrie et continuer à dominer 70% de la communauté sunnite syrienne. Impossible, fin de la discussion. Qui ne veut pas voir cela, Vladimir Poutine, François Fillon, Jean-Luc Mélenchon et Marine Le Pen compris, n'a qu'à se préparer à enfoncer longtemps et profondément sa tête dans la bourbe de la guerre en Syrie.
Le
destin d'Alep est scellé à moyen terme. Il a fallu quatre ans et demi au régime syrien, quand même, et un soutien irano-hezbollahi-russe conséquent, tout de même, pour permettre à l'armée syrienne cantonnée seulement dans la partie ouest de la ville, de reprendre la partie est, au prix de destructions massives et de milliers de morts. L'évacuation des civils qui y vivaient toujours et des combattants qui tenaient ces quartiers, prendra encore quelques jours. Elle fait craindre le pire pour les survivants : des massacres de civils et des exécutions sommaires de combattants. En dépit de ce
qu'en dit la propagande syro-hezbollahi-irano-russe, le
co-vainqueur de cette offensive est hélas, l'organisation terroriste
« Etat islamique ». En reprenant Palmyre des forces
syriennes (au même moment de la chute d'Alep), en menaçant la plus importante base aérienne du régime syrien à Tiyas, et en résistant à
Mossoul aux forces irakiennes qui sont appuyées pourtant par la coalition internationale (depuis deux mois déjà!), sachant
qu'elle n'était pas présente à Alep, Daech ne manquera pas d'attirer des
islamistes affligés par le martyre de cette ville, qu'ils viennent
de Syrie, d'Europe ou du reste du monde, et de siphonner les vaincus des
fractions jihadistes rivales. La chute d'Alep pourrait fédérer
certains groupes jihadistes sous la bannière de l'Etat islamique,
gonfler les rangs de Daech par de nouvelles recrues subjuguées par sa puissance et pousser
l'organisation terroriste à d'interminables actions de harcèlement
contre les troupes du tyran de Damas. Si Bachar el-Assad et
Vladimir Poutine ont gagné la bataille d'Alep, ils sont loin, très
loin, d'avoir gagné la guerre de Syrie. Et encore, à quel prix ils l'ont fait ! La honte.