I.
Erdogan : « Les musulmans ont découvert l'Amérique, pas
Christophe Colomb »
A
l’occasion du sommet des chefs religieux musulmans des pays
d'Amérique latine, qui s’est tenu à Istanbul le 15 novembre 2014,
le président turc, fraichement élu, n'a rien trouvé de mieux à
déclarer que de prétendre que « les musulmans ont
découvert l'Amérique en 1178, pas Christophe Colomb » (en
1492). Ce ne seraient donc ni les Seldjoukides du Sultanat de Roum
(Anatolie), ni les Ayyoubides de la dynastie de Saladin (Syrie et
Egypte), ni les Mouwahiddun de la dynastie des Almohades (Andalousie
et Maghreb), mais tout simplement « les musulmans ». A
l'époque tout le monde avait souri et jugé que ces propos
clownesques ne valaient pas la peine d'être commentés publiquement.
Et pourtant, on retrouve dans cette anecdote sur Recep Tayyip
Erdogan, trois traits fondamentaux de sa personnalité et de sa
politique : la vision mégalomaniaque, le conservatisme islamique et
la xénophobie à l'égard de l'Occident.
II.
La tentative de coup d’Etat était « une bénédiction d’Allah »
Dès
qu'il a repris la main quelques heures après le début du putsch
raté de l'été dernier, l'homme fort de Turquie a assuré ses
supporters à son retour à Istanbul que la tentative de coup d’Etat
était « une bénédiction d’Allah ». Ce
jour-là, il a décidé de profiter de l'aubaine pour tout mettre en oeuvre afin de verrouiller le pouvoir davantage. Sa réponse a viré très
vite à la répression hystérique plutôt qu’à l’application
sereine des lois en vigueur dans un Etat de droit. Le ton adopté
s’est inscrit d’emblée dans un registre fasciste : « Nous
allons continuer d’éliminer le virus de toutes les institutions
étatiques... Hélas, ce virus, comme un cancer, s’est propagé à
tout l’Etat ». Au total, tous secteurs confondus (militaire,
police, judiciaire, ministères de l'Intérieur, de l'Education
nationale, des Finances, Affaires sociales, etc.), des dizaines de
milliers de Turcs ont été placés en garde à vue, emprisonnés ou
démis de leur fonction. Vu l'ampleur et la célérité de la
contre-réaction, il est clair aujourd'hui qu'une partie d'entre eux
étaient des opposants qui ont été « neutralisés » d'une manière
préventive, en partant de « listes » qui étaient établies
d'avance. Le coup d’Etat militaire raté de l’armée turque
cachait en réalité un putsch civil du régime
d’Erdogan.
Les
objectifs du président turc étaient clairs. A court terme, le «
virus » qu’Erdogan se propose d’éradiquer concerne essentiellement les
partisans de l’imam Fethullah Gülen, un intellectuel turc qui vit
depuis 1999 aux Etats-Unis. C’est l’ennemi numéro un d’Erdogan,
son obsession, l’adversaire à abattre. L’imam exilé partage
avec Erdogan, la même vision conservatrice, traditionnel et
islamiste de la société. Il représente un important courant de
pensée islamique, qui prône l’implication des musulmans pour le «
bien commun » des musulmans et des non-musulmans, de Turquie et du
monde, ainsi que le dialogue religieux avec les Gens du Livre (les
chrétiens et les juifs). Les deux hommes étaient même alliés
pendant plus de dix ans. Les dérives autoritaires du président turc
et des soupçons de corruption pesant sur son entourage, les ont
brouillés. A long terme, l’objectif d’Erdogan était d’imposer
un régime présidentiel via une réforme de la Constitution.
III.
Le référendum pour le renforcement des pouvoirs présidentiels en
Turquie
Nous
y voilà. Le référendum pour valider la réforme est fixé au 16
avril 2017. Dans le cadre d'une campagne en faveur du "oui", le pouvoir
a prévu d'aller à la rencontre de la diaspora turque en Europe. En
théorie, rien de plus normal. En pratique, cette démarche pose deux
problèmes majeurs.
D'une
part, il y a un problème de schizophrénie démocratique. Depuis
très longtemps déjà, bien avant le putsch raté, Recep Tayyip
Erdogan ne résigne devant rien pour verrouiller son pouvoir,
museler ses opposants, imposer ses idées islamistes et remanier en
profondeur la république moderne laïque fondée par le père visionnaire de la
nation turque, Mustafa Kemal Atatürk. Dans la panoplie des atteintes
graves à la démocratie en Turquie sous le règne d’Erdogan
Ier d'Anatolie, on retrouve pêle-mêle : la limitation de la liberté
d’expression (depuis qu’il est président de la République,
Erdogan poursuit les citoyens turcs pour « insulte au président »
à un rythme de 100 plaintes/mois), l’emprisonnement de
journalistes, la répression violente des manifestations pacifiques,
les purges dans l'armée, la police, la justice, les administrations,
etc. Bilan des courses, selon Reporters Sans Frontières,
l’évaluation de la liberté de la presse dans 180 pays du monde
pour l'année 2015, classe la Turquie à la 149e place, juste devant
la Libye (154), un peu mieux que la Corée du Nord (179), la Syrie
(177), l’Iran (173) et l’Arabie saoudite (164), beaucoup moins
bien que l’Afghanistan (122), le Liban (98), la France (38),
l’Allemagne (12) et la Finlande (1). Et encore, c'était avant le putsch. Et comme si de rien n'était
et en dépit de la purge massive tous azimuts depuis le coup d'Etat raté
de l'été, « l'homme malade » veut se pointer en
Allemagne, aux Pays-Bas et en France, pour profiter pleinement de la
culture démocratique qui règne dans les pays d'Europe, afin de
faire sereinement campagne dans le but de renforcer davantage son
pouvoir présidentiel et les violations démocratiques qui en
découleraient, et il espère que les leaders des pays européens lui
dérouleraient le tapis rouge et l'accueilleraient avec des
tzoulghout, les jets de riz et les plateaux de loukoums ! On croit rêver.
D'autre
part, il y a un problème de cohérence idéologique. Certaines
Européens n'ont pas encore oublié la criminalisation de
l’intégration des ressortissants turcs dans les sociétés
européennes par Recep Tayyip Erdogan Premier ministre. C'était en
2008 à Cologne. Il a eu le culot de balancer aux 16 000
compatriotes qui sont venus à sa rencontre, « l'assimilation est
un crime contre l'humanité ».
IV.
La campagne d'Erdogan en Allemagne, en France et aux Pays-Bas
Toujours
est-il que face à cette campagne en perspective, les pays européens ont réagi d'une manière très
différente. La France semble avoir décidé, au moins pour
l'instant, de laisser le pouvoir turc faire campagne sur son sol,
comme si de rien n'était. Et encore, c'était dans la petite ville de Metz (120 000
habitants) avant les déclarations scandaleuses des leaders turcs.
Nous y reviendrons. Par contre, l'Allemagne, l'Autriche, la Suisse et
les Pays-Bas ont décidé d'interdire les meetings. Deux
ministres turcs, des Affaires étrangères et de la famille, ont même
été refoulés.
Erdogan
était furieux et il l'a bien fait savoir. « Ils devront en payer
le prix ». Jusque là, rien de bien grave. Le reste des
déclarations l'est. « Je pensais que le nazisme était mort,
j’avais tort. Le nazisme est encore très répandu en Occident.
L’Occident a montré son vrai visage. » Si interdire un
meeting politique et éconduire un politicien relevaient du nazisme,
Erdogan serait le Führer incarné ! Rappeler le passé nazi à
l'Allemagne d'aujourd'hui, qui a ouvert grand ses portes à plus d'un
million de réfugiés musulmans, quand on est l'héritier de l'Empire
ottoman, fier de l'être et incapable de reconnaître le génocide de
plus d'un million d'Arméniens chrétiens 100 ans après les faits,
s'inscrit indiscutablement dans le registre du crétinisme politique.
La xénophobie du président turc à l'égard des Occidentaux l'a
même poussé à sous-entendre que la chancelière allemande, Angela
Merkel, soutiendrait les terroristes. « Mme Merkel, pourquoi
cachez-vous des terroristes dans votre pays? Pourquoi vous n'agissez pas? » Comme du côté de
Bachar el-Assad, pour Recep Tayyip Erdogan, tout opposant à son
hégémonie politique est un terroriste potentiel. Et dire que
l'auteur de ces propos aberrants a pendant longtemps eu des rapports
obscures et ambigus avec les milices islamistes et jihadistes en
Syrie.
Encore
quelques anecdotes qui montrent à quel point les coïncidences sont
parfois d'une ironie impitoyable avec d'ignares populistes.
Le président turc s'exprimait à Istanbul dimanche, dans le cadre
d’une conférence intitulée « La bienveillance sauvera le
monde ». Eh bien, disons que ce n'est pas demain la veille
puisque le gardien de la Sublime Porte en est totalement dépourvu!
Pour Erdogan ce qui s'est passé à Rotterdam est la preuve d'une
« forme d'islamophobie » qui reflète la montée
« du racisme et du fascisme » en Europe.
Heureusement que le ridicule ne tue pas. Le ministre turc des
Affaires étrangères devait s'exprimer samedi à Rotterdam, dont le
maire n'est autre qu'Ahmed Aboutaleb, un homme politique néerlandais
d'origine marocaine, élu en 2009, le premier maire musulman d'une
grande ville européenne qui comptent 633 000 habitants et qui est le
premier port d'Europe et le neuvième du monde. Membre du parti travailliste, c'est lui qui a
fait savoir à Mevlüt Çavusoglu, qu'il ne pourra pas faire son
discours du balcon de la résidence du consul général de Turquie.
Autre élément qui aurait dû pousser Erdogan a avalé sa langue,
depuis le début de l'année 2016, la Chambre des représentants des
Pays-Bas est présidée par Khadija Arib, une femme politique
néerlandaise d'origine marocaine, la première présidente musulmane
d'une assemblée nationale d'un pays européen de 17 millions
d'habitants dont le PIB par habitant s'élève à 50 000 $ et qui le hisse à la 27e place mondial.
Les
motivations des protagonistes de cette histoire sont
très différentes. La Turquie joue gros. Erdogan n'est
absolument pas sûr de pouvoir remporter la consultation populaire du
16 avril pour renforcer les pouvoirs présidentiels. La répression
massive menée depuis l'été dernier pourrait se traduire
négativement dans les urnes. Pas d'enjeu particulier pour la France,
d'où l'autorisation du meeting de Metz, qui n'a rassemblé
d'ailleurs que 800 personnes. Pour les Pays-Bas, ce n'est
absolument pas le cas. L'enjeu est important puisque le mercredi 15
mars se tiennent les élections législatives. Elles opposent
essentiellement Mark Rutte, Premier ministre et chef du Parti
populaire libéral et démocrate (centre-droit) à Geert Wilders,
fondateur du Parti pour la liberté (extrême droite). Les deux
hommes sont au coude-à-coude, avec un léger avantage pour le premier. Tout laxisme à l'égard d'Erdogan
pouvait couter cher dans les urnes. Ce n'est pas le cas pour l'Allemagne
non plus, qui a interdit les meetings mais sans faire beaucoup de
bruit. Il faut dire que l'enjeu est complexe et triple. Primo, parce
que des élections législatives sont prévues au mois de
septembre, où Angela Merkel pourrait être obligée de céder la place à Martin
Schulz. Secundo, à cause d'une importante diaspora turque, dont
l'intégration se passe plutôt bien, ce qui pousse beaucoup de
leaders allemands à ne pas s'engager dans la surenchère primitive concoctée par Erdogan. Tertio,
parce que toute tension entre Berlin et Ankara pourrait remettre en
cause l'accord sur les réfugiés conclu entre l'Union européenne et
la Turquie.
V.
De Donald Trump à Vladimir Poutine, en passant par Recep Tayyip
Erdogan, Geert Wilders et Marine Le Pen, un objectif commun : en finir avec l'Union
européenne
Depuis
quelques mois, Donald Trump essuie tous les jours, à juste titre et à juste raison, le
feu nourri des critiques du monde entier, notamment occidentales. La
campagne anti-Trump a atteint son zénith lorsque le nouveau
président américain avait signé le décret dit « Musulim Ban » le 27 janvier 2017. Suspendu par la justice américaine,
relancé sous une autre forme, enfin, il n'y a rien de bien
inquiétant du côté du nouveau monde, les Etats-Unis resteront
l'une des plus grandes démocraties du monde, où règne un Etat de
droit au sein duquel il existe des contre-pouvoirs puissants et
efficaces. Ce qui n'est absolument pas le cas ailleurs.
Du
côté du vieux continent, on voit se développer depuis les années
1990, une inflammation loco-régionale sur le flanc gauche de
l'Europe. D'abord en tant que maire d'Istanbul (1994-1998), puis en
tant que chef du Parti de la justice et du développement
(2001-2014), ensuite en tant que député et Premier ministre
(2003-2014) et enfin en tant que président de la République (depuis
2014), Recep Tayyip Erdogan a tout fait pour asseoir son hégémonie
sur le pays et la région. Cette inflammation chronique devient au
fil des années de plus en plus pernicieuse, à la fois pour une
partie de la population turque et pour l'ensemble des populations européennes. En Turquie
beaucoup de citoyens se battent à leurs risques et périls contre
l'hégémonie présidentielle d'Erdogan. En Europe, certains ont cru
naïvement que l'inflammation passera sans traitement.
D'autres ont espéré encore plus naïvement pouvoir y remédier en
prescrivant l'intégration de la Turquie dans l'Union européenne, le
ménagement du gardien de la Sublime Porte et d'innombrables
concessions à Recep Tayyip Erdogan.
L'agressivité
du pouvoir turc ces derniers jours nous rappelle que tant d'efforts
et de bonne volonté resteront vain et pour cause, on commet souvent
l'erreur d'oublier que les extrémistes, de tout poil et même rasés
de près, de Donald Trump à Vladimir Poutine, en passant par Recep
Tayyip Erdogan, Geert Wilders et Marine Le Pen, n'en parlons pas de
l'international islamisme, du régime des mollahs ou de la tyrannie des Assad, ne mettent pas de l'eau dans leur vin, se
nourrissent les uns des autres et pire que tout, peuvent s'allier
ponctuellement contre un adversaire commun dont les valeurs
constituent une menace pour leurs idéologies isolationnistes ou
expansionnistes, l'Union européenne.
VI. Elections législatives aux Pays-Bas, en France et en Allemagne : l'effet Trump fera-t-il pschitt en Europe ?
De ce fait, cette dernière doit défendre fermement ses valeurs quand elles sont attaquées avec une telle bassesse et répondre d'une manière solidaire aux déclarations abjectes des dirigeants turcs contre certains de ses membres, l'Allemagne et les Pays-Bas. Il faut le faire à la fois dans l'intérêt des Européens et dans celui des Turcs qui souffrent des dérives totalitaires de leur président. Tout silence sera interprété comme un signe de faiblesse et exploité par les adversaires de l'Europe. A défaut, il ne faut plus s'étonner des scores élevés enregistrés par les leaders européens d'extrême droite en Europe.
Aux dernières nouvelles, le parti du centre droit du Premier ministre sortant, Mark Rutte, a raflé 33 des 150 sièges du Parlement, alors que le parti d'extrême droite de Geert Wilders - ce nationaliste ouvertement xénophobe et islamophobe, qui s'est engagé à bloquer l'entrée des ressortissants de confession musulmane aux Pays-Bas, à fermer les mosquées du pays et à interdire la vente des Corans - n'obtient que 20 sièges, soit seulement 5 de plus qu'en 2012. La fermeté du Premier ministre hollandais dans la crise qui l'opposait au Président turc, a donc été payante. L'extrême droite n'a pas pu exploiter ce dossier. Sa faible progression électorale ne lui permet pas de se démarquer des quatre autres partis qui auraient à peu près le même score (14 à 19 sièges): les Chrétiens démocrates, les Centristes réformateurs, les Ecologistes et la Gauche radicale. Ainsi et contrairement aux Américains, les Hollandais ont su se montrer mûrs. L'effet Trump a donc fait pschitt en Europe. Et c'est bien parti pour la suite. Allez, on se donne rendez-vous au printemps en France et en automne en Allemagne. Et en attendant, à votre santé !
VI. Elections législatives aux Pays-Bas, en France et en Allemagne : l'effet Trump fera-t-il pschitt en Europe ?
De ce fait, cette dernière doit défendre fermement ses valeurs quand elles sont attaquées avec une telle bassesse et répondre d'une manière solidaire aux déclarations abjectes des dirigeants turcs contre certains de ses membres, l'Allemagne et les Pays-Bas. Il faut le faire à la fois dans l'intérêt des Européens et dans celui des Turcs qui souffrent des dérives totalitaires de leur président. Tout silence sera interprété comme un signe de faiblesse et exploité par les adversaires de l'Europe. A défaut, il ne faut plus s'étonner des scores élevés enregistrés par les leaders européens d'extrême droite en Europe.
Aux dernières nouvelles, le parti du centre droit du Premier ministre sortant, Mark Rutte, a raflé 33 des 150 sièges du Parlement, alors que le parti d'extrême droite de Geert Wilders - ce nationaliste ouvertement xénophobe et islamophobe, qui s'est engagé à bloquer l'entrée des ressortissants de confession musulmane aux Pays-Bas, à fermer les mosquées du pays et à interdire la vente des Corans - n'obtient que 20 sièges, soit seulement 5 de plus qu'en 2012. La fermeté du Premier ministre hollandais dans la crise qui l'opposait au Président turc, a donc été payante. L'extrême droite n'a pas pu exploiter ce dossier. Sa faible progression électorale ne lui permet pas de se démarquer des quatre autres partis qui auraient à peu près le même score (14 à 19 sièges): les Chrétiens démocrates, les Centristes réformateurs, les Ecologistes et la Gauche radicale. Ainsi et contrairement aux Américains, les Hollandais ont su se montrer mûrs. L'effet Trump a donc fait pschitt en Europe. Et c'est bien parti pour la suite. Allez, on se donne rendez-vous au printemps en France et en automne en Allemagne. Et en attendant, à votre santé !