mercredi 22 août 2018

Uri Avnery : peut-on quand on est (pro)Palestinien regretter la disparition d'un Israélien ayant participé à la création d'Israël et à la Nakba ? (Art.554)


Tout y était pour qu'il le devienne. Le look, le verbe et le lieu. Et pourtant, « nul n'est prophète en son pays » autant qu'Uri Avnery.



Il faut croire qu'il n'y a pas que le hommous et l'huile d'olive qui augmentent la longévité des êtres humains. Une vie bien remplie fait tout autant. En combinant les deux, Uri Avnery a réussi à repousser son départ jusqu'à l'âge de 94 ans. Nous ne le connaissons pas beaucoup dans le monde arabe, au Liban en particulier, et nous avons tort. Helmut Ostermann, de son vrai nom, est né en Allemagne. Il émigre en Palestine en 1933, l'année où Adolphe Hitler devint chancelier du Reich et cauchemar des Européens, Juifs compris. Il combat pour la création de l'Etat hébreux en 1948. Plus tard, il s'oriente vers le journalisme. Il n'hésite pas à dénoncer à travers ses écrits les dérapages et les dérives du jeune Etat. Cela lui vaut dans les années 1950, un passage à tabac par des soldats qui étaient sous le commandement d'Ariel Sharon. Il échappe même à une tentative d'assassinat. Dans les années 1960 et 1970, il est député à la Knesset, une bonne dizaine d'années. Au cours de l'invasion du Liban par l'armée israélienne en 1982, il traverse les lignes ennemies pour rencontrer Yasser Arafat à Beyrouth. En 1993, il crée Gush Shalom, le Bloc de la paix. Et à partir de ce moment, il devient un infatigable militant pour la pacification des relations entre les Israéliens et les Palestiniens.

En mai 2014, Uri Avnery a publié un article, « Rêves de Patagonie », concernant la visite du pape François en Israël, au cours de laquelle il avait déposé une couronne de fleurs sur la tombe de Theodor Herzl, l'auteur de Der Judenstaat (L'État des Juifs, 1896). A l'époque, Walid Joumblatt avait donné la réplique au journaliste israélien, le considérant au passage comme un « ami ». Bakhos Baalbaki décida de s'en mêler afin de dénoncer « la culture en trompe-l’œil du Beik », surnommé par un ami plein de sagesse et de sarcasme, et producteur d'huile d'olive à ses heures perdues, el-kezbé el-kbiré. Il a été question du contenu des deux lettres, du parcours des deux hommes, de l'éventualité de la création d'Israël en Argentine et au Kenya, de l'effondrement de l'empire ottoman, du fondateur du mouvement sioniste Theodor Herzl et du casse-tête des réfugiés palestiniens.

Depuis sa mémorable partie d'échecs avec Yasser Arafat alors que Beyrouth était assiégée par l'armée israélienne, Uri Avnery considérait Abou Ammar comme « un des plus grands dirigeants de la seconde moitié du XXe siècle ». Ce ne sont pas des mots en l'air d'un bobo de gauche, pour faire bonne figure. Avnery a prouvé à maintes reprises, à ses risques et périls, qu'il était sincère. A travers son mouvement, Gush Shalom, il a milité en faveur de la solution à deux Etats et plus précisément, pour la création de l'Etat de Palestine, le retour aux frontières de 1967, le démantèlement des colonies et le partage de Jérusalem. Inutile de dire qu'il n'y pas beaucoup d'Israéliens comme lui et c'est peu dire.

Ce soutien à ses ennemis d'antan est allé jusqu'à ne pas condamner la violence palestinienne, même après ce weekend sanglant du mois de juin 2001, au cours duquel une vingtaine d'Israéliens avaient été tués par un attentat-suicide commis dans une discothèque fréquentée par de nombreux adolescents. « Après tout, j'étais moi-même un terroriste (…) Mes propres souvenirs de cette période sont un très bon guide pour moi aujourd'hui ». Il y a peu de gens de ce calibre dans le monde. Uri Avnery fait référence à ses services pendant trois ans (1938-1941), alors qu'il n'était qu'un adolescent de 15 ans, au sein de l'Irgoun, une des milices juives, considérée comme « terroriste » par les Britanniques, ainsi que par David Ben Gourion lui-même (le fondateur de l'Etat d'Israël). Pour mieux comprendre cette attitude incompréhensible pour certains, il faut savoir que l'Irgoun, dirigée un moment par Menahem Begin (1943-1948), a été responsable, entre autres, de l'attentat contre l'hôtel King David à Jérusalem en 1946 (92 morts), qui poussera progressivement les Britanniques à mettre fin à leur mandat sur la Palestine, et du massacre de Deir Yassine en 1948 (120 morts), un des principaux éléments déclencheurs de l'exode massif des Palestiniens, qui générera 70 ans plus tard, près de 5 millions de réfugiés palestiniens.

La « guerre d'indépendance », la « Nakba » ou la « création d'Israël » (appellation des événements de 1948 selon que l'on soit pro-Israéliens, pro-Palestiniens ou neutre), marquera Uri Avnery pour le reste de sa vie. « J'ai vu ce qui s'est passé (...) J'ai vu la Nakba telle qu'elle était: j'ai été dans des villages arabes (vidés) où la nourriture se trouvait sur le table et il faisait encore chaud (...) Je suis sorti de cette guerre totalement convaincu que nous devons faire la paix avec le peuple palestinien. » Pour ce faire, il a milité pour que « les Israéliens comprennent la Nakba », la catastrophe qui a frappé les Palestiniens à la fin des années 1940, et pour que « les Palestiniens réalisent l'impact de l'Holocauste », la catastrophe qui a frappé les Juifs au début des années 1940. Il était déterminé à « ne pas mourir jusqu'à ce que tout cela se produise ». Hélas, il a dû se rendre à l'évidence, « nul n'est prophète en son pays », comme l'a dit Jésus à son retour à Nazareth. Fils de Dieu, on ne le prenait que pour le fils d'un charpentier.

Beaucoup de monde en Israël et ailleurs se réjouiront de la mort d'Uri Avnery. Et pourtant, depuis lundi, les hommages tombent les uns après les autres. Deux se distinguent de tous, au moins en Orient, ceux de Walid Joumblatt et de Robert Fisk, au Liban. Les deux hommes connaissaient bien le journaliste et écrivain israélien. Pour le leader druze et ex-chef du Parti socialiste libanais, « la disparition d’Uri Avnery est une grande perte pour la cause de la paix et la solution des deux États ». Le beik de Moukhtara est allé jusqu'à déclarer que son départ « le jour de l’Adha, la fête du sacrifice, est ironiquement symbolique ». Pour la légende anglaise du journalisme oriental, Uri Avnery était l'un des quelques « héros du Moyen-Orient (…) son histoire est digne d'un film, mais il n'y aura pas de Spielberg pour le diriger ». Une façon habile de Fisk de lancer sa ligne de pêche dans la mare d'Hollywood.


Pour être juste, il faut reconnaître que dans ce tableau quasi parfait, il y a un petit bémol, la position d'Uri Avnery sur les réfugiés palestiniens où il ne propose qu'une « solution symbolique », d'après les propos rapportés par un de ses amis, Robert Fisk justement. J'en avais déjà parlé en long et en large dans mon article de 2014. Pour résumer, disons que le mouvement d'Uri Avnery, Gush Shalom, propose de permettre seulement à une petite minorité de Palestiniens de rentrer en Israël, rendant de l'implantation de l'écrasante majorité des Palestiniens réfugiés dans les pays d'accueil, la seule solution réalisable, ce qui est dans l'intérêt d'Israël bien évidemment. Pas de chiffres officiels, mais ceux qui circulent sont de l'ordre de 2% vs. 98% : 100 000 Palestiniens pourraient retourner sur leurs terres et la terre de leurs ancêtres, et 4 900 000 Palestiniens, resteraient là où ils se sont réfugiés et là où leurs ancêtres s'étaient réfugiés, un tiers vivant dans des conditions difficiles dans 58 camps situés au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et à Gaza.

C'est là où le bât blesse. Les sionistes et les dirigeants d'Israël s’autorisent depuis plus d’un siècle, à faire immigrer en Israël des ressortissants juifs du monde entier (il n'y avait qu'une dizaine de milliers de Juifs en Palestine à la fin du 19e siècle!), des gens qui n'ont aucun lien avec la Terre sainte depuis des siècles, mais ont toujours refusé et refusent toujours aux 750 000 Palestiniens chassés entre 1947 et 1950 (des 900 000 Palestiniens de la Palestine mandataire, soit 84% de la population de l'époque), ainsi qu'à leurs descendances, de retourner sur leurs terres ou sur le lieu de naissance de leurs parents. Cette discrimination est tout simplement intolérable.

Selon l'UNRWA, l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, le Liban accueille officiellement 449 957 réfugiés palestiniens (rien avoir avec les 180 000 Palestiniens du recensement libano-palestinien bâclé de 2017!), c'est 10% de la population libanaise. A ce chiffre, il faut rajouter plus de 50 000 réfugiés palestiniens de Syrie et 1 500 000 de déplacés syriens ! Aujourd'hui, un tiers des habitants du Liban sont des réfugiés. La situation est potentiellement explosive.

Rencontre entre Uri Avnery et Yasser Arafat à Beyrouth, le 3 juillet 1982

Les propositions d'Uri Avnery et de Gush Shalom concernant le conflit israélo-palestinien, sont sans l'ombre d'un doute progressistes. Elles créent les conditions optimales pour espérer parvenir un jour à une paix juste et durable entre les Israéliens et les Palestiniens, conformément aux nombreuses résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Cependant, celles concernant les réfugiés palestiniens laissent à désirer. Elles sont le moins qu'on puisse dire, du côté arabe, palestinien et libanais en particulier, injustes. Mais, que peut-on encore proposer de réalisable et non réaliste, qui puisse convenir à tous les protagonistes, concernant « le plus inextricable et explosif des problèmes laissés par les événements de 1948 », pour reprendre le constat de l'historien israélien Benny Morris? On peut quand même avec un minimum de bonne volonté de part et d'autre. Toujours est-il que ce détail ne doit pas faire oublier l'essentiel. Avec la disparition d'Uri Avnery, le camp de la paix au Moyen-Orient perd le plus pro-palestinien des Israéliens. 

mercredi 8 août 2018

L'Arabie saoudite ou quand les beaux discours se heurtent à l'imperméabilité face aux critiques, aux pratiques répressives et à une justice rigoureuse (Art.551)


Côté face, le royaume est un gant de velours. Tenez, au Liban récemment. Côté pile, c'est une main de fer. Avec le Canada, actuellement. Pile ou face ? Tout dépend !



 1  Coffee and cigarettes. What else?


Jim Jarmusch fut un adepte du concept. Le réalisateur américain l'a même mis en scène en 2003. Dans « Coffee and cigarettes », en streaming sur Youtube, il a fait venir Roberto Benigni, Iggy Pop, Cate Blanchett, Bill Murray et d'autres artistes devant sa caméra, pour parler de tout et de rien et de ce qui leur passait par la tête. De caféine, de glaces à l'eau, de théories du complot, même contre Elvis!, de l'art de préparer le thé anglais, even if it's not your cup of tea darling!, du Paris des années 1920 et même de l'utilisation de la nicotine comme insecticide, avec un effet retard !

La liberté de la presse dans le monde
Reporters sans frontières (2018)

 2  Pourquoi l'Arabie saoudite invite les principales figures libanaises - des partis, des médias et des réseaux sociaux - à une "tasse de café"? 


Depuis la nuit des temps, le concept fait des émules. Les derniers à rejoindre le club, ce sont les Saoudiens. Ils ont organisé récemment au Liban, une grande rencontre sous l'appellation « fénjann kahwa » (tasse de café). C'est la deuxième édition svp. La première a vu le jour à la fin du mois d'avril. Elle visait à créer les conditions pour améliorer la communication entre l'ambassade d'Arabie saoudite d'une part, et les politiciens libanais et les différents médias au Liban d'autre part, avec l'ambition d'en faire un rendez-vous pour des débats mensuels. Un objectif qu'on ne peut que saluer. La seconde rencontre a eu lieu au début du mois de juillet, avec une nouveauté, l'invitation d'une cinquantaine de figures des réseaux sociaux. Sympa, non? Le but est de se retrouver et de bavarder, afin de faire connaissance et faire tomber les barrières en conséquence, ainsi que les critiques de toute évidence. En somme, mettre tout le monde dans la poche, diront les plus sarcastiques comme ma7soubkoun, pour reprendre le terme du ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, qui était au premier rang des invités.

Le chargé d'affaires saoudien Walid Boukhari, a fait savoir que la rencontre « 'Tasse de café 2' vise à mettre en avant le rôle des jeunes, hommes et femmes, des militants qui jouent un rôle de premier plan sur les réseaux sociaux (...) amenés à promouvoir et à diffuser une culture positive qui reflète des objectifs humanistes au sein de chaque société ». Rien à redire, en moins en théorie. La suite par contre pose problème. « L'Arabie saoudite dans sa vision 2030, a décidé de soutenir la pensée arabe où qu'elle se trouve, afin de la protéger des idées dévoyées qui affectent la vie et les interactions (des individus) dans ces sociétés. » On pense d'abord à l'idéologie islamiste, et là, on ne peut qu'applaudir des deux mains. L'ennui c'est que ce cap fixé par les dirigeants saoudiens dépasse le cadre islamiste.

Ainsi, le 7 juillet, le café arabe a coulé à flot à Broumana, chez le président néocon de la municipalité de la ville, l'homme qui déguise des midinettes en policières, dans une démarche schizophrénique, dire que les Libanais ne sont pas comme les Arabes, alors que sa décision primitive ne vise qu'à attirer les touristes arabes du Golfe! Enfin, on pouvait parler de tout et de n'importe quoi et surtout du thème de l'édition de juillet « la culture de la communication et la lutte contre la pensée extrémiste et fanatique », mais pas des droits de l'homme apparemment. Cela me rappelle un débat récent aux Etats-Unis où l'on devait parler de la violence et des tueries de masse dans les écoles américaines, sans évoquer le problème des armes! Le crétinisme sous Donald Trump bat tous les records.

 3  La "tasse de café" sous occupation syrienne 


Avant d'aller plus loin, une anecdote peu réjouissante sur ces rencontres autour du café, mot d'origine arabe, soit dit au passage. Dans notre Orient compliqué, derrière une invitation pour passer prendre une tasse de café, il n'y a pas forcément une bonne intention. Tenez, nous sommes le 7 août, où l'on commémore le 17e anniversaire d'une vague de répression contre les opposants à l'occupation syrienne du Liban, le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises (FL), par les organes sécuritaires libanais.

A l'époque, on raconte que recevoir un appel et entendre l'interlocuteur vous dire « 3ezminak 3a fénjann kahwé » (on t'invite à une tasse de café), signifiait poliment que le café pouvait être accompagné d'un passage à tabac. « Coffee and cigarettes » en adaptation libre par des défenseurs zélés de « Souria el-Assad », Jamil el-Sayyed en tête, aujourd'hui représentant de la nation libanaise. Oh dans les bizarreries, il y a surtout le fait que le CPL en général et Gebrane Bassil en particulier, ont depuis longtemps perdu et le cap et la mémoire!

 4  Est-ce que le Canada a vraiment piétiné la souveraineté de l'Arabie saoudite ?


Hasard des coïncidences, aux dernières nouvelles de la péninsule arabique, on vient d'apprendre lundi que le royaume saoudien a donné 24 heures à l'ambassadeur du Canada à Riyad pour plier bagages et débarrasser le plancher. Il a rappelé son ambassadeur à Ottawa et ordonné à la Saudi Arabian Airlines de ne plus desservir Toronto à partir du 13 août. Plus grave encore, l'Arabie saoudite a décidé de suspendre le programme de bourses universitaires octroyées aux étudiants saoudiens pour faire leurs études au Canada. De ce fait, elle va replacer les 7 000 bénéficiaires avec leurs familles dans d'autres pays. Sur le plan économique, Riyad gèlera toute nouvelle transaction concernant le commerce et les investissements avec le Canada. Pour cause et en cause, « une ingérence flagrante dans les affaires intérieures du Royaume » selon le ministère saoudien des Affaires étrangères. L'affaire est vécue comme un « affront majeur et inacceptable » et une « violation de la souveraineté saoudienne ». C'est que l'heure est grave. Eh oui, le ministère réclame une « réponse énergique », afin de « dissuader quiconque de tenter de porter atteinte à la souveraineté de l'Arabie saoudite ».

L'affaire a pris une telle proportion que la Ligue du monde islamique s'est pressée de publier un communiqué dans lequel elle affirme que le royaume d’Arabie Saoudite a le droit de prendre une position ferme à l’égard de « cette ingérence diplomatique odieuse et illégale ». Le secrétariat de La Ligue des Etats arabes s'est contenté d'apporter son « soutien à l'Arabie Saoudite » rejetant toute « ingérence » dans ses affaires internes. A ce point? Il faut le croire!

Mais que s'est-il passé de si grave pour justifier cet emballement diplomatique? Il y a cinq jours, la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a eu le malheur de se dire « très alarmée d’apprendre l’emprisonnement de Samar Badawi, la sœur de Raïf Badawi, en Arabie Saoudite », et a eu le culot de faire savoir que « le Canada appuie la famille Badawi dans cette difficile épreuve et nous continuons d'appeler fortement à la libération de Raïf et Samar Badawi ». C'en est trop pour les Saoudiens. Et avec quelque peu d'arrogance, il faut quand même le reconnaître, l’ambassade canadienne à Riyad a aggravé le cas le lendemain, en appelant les autorités saoudiennes à libérer les activistes emprisonnés « immédiatement ».

 5  L'affaire des Badawi, frère et soeur, et beau-frère même!


Badawi, ça ne vous dit rien? Mais oui, c'est la sœur de Raïf Badawi, célèbre bloggueur saoudien accusé d'apostasie et d'insulte à l'islam, qui croupit en prison depuis juin 2012. Ce qui lui a valu cette descente en enfer c'est de s'être opposé au « mariage forcé » de sa sœur décidé par le pater familias, ses remerciements sarcastiques au Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice de « veiller à ce que tous les Saoudiens aillent au paradis » et de faire figurer dans un compte-rendu rapporté sur son blog une bien malheureuse réflexion sur le fait que peut-être, allez savoir, ce n'est pas encore prouvé, « musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux ». Non mais où est-ce qu'il est allé chercher ce genre d'hérésie? « Athée » ce mot tabou qui fédère les religions monothéistes! Fatwa, plainte et jugement, puis condamnation à 10 ans de prison et à 1 000 coups de fouet, avec interdiction de quitter le territoire saoudien à sa libération pendant 10 ans.

Ce qui est inacceptable pour certains saoudiens c'est d'avoir un de leurs concitoyens qui ose déclarer durant son procès qu'il est « musulman et n'accepte pas que quiconque le mette en doute », tout en affirmant par ailleurs que « tout le monde a le droit de croire ou de ne pas croire ». Les autorités saoudiennes n'ont pas dû apprécier non plus l'obtention de la nationalité canadienne par la ressortissante saoudienne Ensaf Haïdar, l'épouse de Raïf Badawi (qui vit au Canada), il y a seulement quelques semaines. De ce fait, le dossier Raïf Badawi n'est plus une histoire purement saoudienne, c'est une affaire saoudi-canadienne.

Samer Badawi de son côté, milite pour l'abolition de la mise des femmes saoudiennes sous tutelle durant toute leur vie. Certes, elles peuvent conduire depuis le 24 juin 2018, enfin!, mais jusqu'à nouvelle ordre, père, oncle, frère, mari, fils, il y a toujours un tuteur pour dire aux Saoudiennes quels que soient leur âge et leur éducation, ce qu'il faut faire et ne pas faire. Elle a été jetée en prison il y a une dizaine de jours. On ne sait ni pourquoi ni pour combien de temps.

Et ce n'est pas tout sur la famille Badawi. Le mari de Samer, Waleed Abu al-Khair, militant des droits de l'homme et avocat de Raïf, lui aussi est victime de répression. Il croupit en prison depuis 2014. Il a été accusé de défaut d'allégeance au roi, de manque de respect aux autorités, de participation à des associations interdites et d'incitation de l'opinion publique. Il est condamné à 15 ans de prison et 15 ans d'interdiction de sortie du territoire.

Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais force est de constater que l'image de Mohammad ben Salmane, grand réformateur, qui se démène pour redorer le blason de l'Arabie saoudite à l'étranger, en prend un sacré coup.

 6  Les flagrantes contradictions de l'Arabie saoudite 


C'est bien de se retrouver autour d'une tasse de café sur les hauteurs du Mont-Liban, pour parler de la culture de la communication et de la lutte contre le fanatisme, c'est encore mieux de mettre les beaux discours en pratique. Les autorités saoudiennes ne peuvent pas prétendre lutter contre l'extrémisme et l'intolérance, tout en agissant d'une manière extrémiste et intolérante face à des critiques justifiées, en fermant les yeux sur une justice extrémiste et intolérante et en traitant les militants des droits de l'homme et de la femme d'une manière extrémiste et intolérante. Du côté canadien, on a manqué de diplomatie quand même. Pour un ministère des Affaires étrangères et une ambassade, c'est plutôt fâcheux.

Sans surprise de part et d'autre, la presse n'a pas joué son rôle comme il fallait, en pointant du doigt les défaillances dans les deux cas. Faites le lien avec la canicule Benalla! La presse saoudienne a défendu à l'unanimité et sans nuance la réaction des autorités saoudiennes, en zappant la démesure de l'Arabie saoudite dans cette affaire, tandis que la presse canadienne a salué à l'unanimité les positions de principes des autorités canadiennes, en zappant le manque de diplomatie du Canada dans cette histoire.

L'Arabie saoudite est parfois injustement attaquée. Il faut le reconnaître. J'étais amené à aborder cet angle plus d'une fois, la dernière lors de la vague d'accusations farfelues sur la détention du Premier ministre libanais Saad Hariri par MBS à Riyad. Elle a donc bien raison de vouloir travailler son image à l'étranger. Mais sa réaction démesurée ne va absolument pas dans ce sens ! Alors pourquoi saper tout ce travail de com'? Eh oui, c'est que le royaume vise, au-delà du Canada, tous les pays occidentaux. Le message est clair, toute critique du fonctionnement du royaume sera sévèrement sanctionnée, à l'intérieur comme à l'extérieur. L'équation coule de source : qui veut faire des affaires commerciales avec l'Arabie saoudite devrait s'abstenir de se mêler des affaires intérieures du royaume. Dans ces conditions, pas besoin de lire dans le marc du café pour connaître l'avenir : ni toutes les retouches de Photoshop ni aucun fénjann kahwa, n'amélioreront en profondeur l'image de l'Arabie saoudite à l'étranger.

Rencontre avec les principales figures des partis politiques, des médias et des réseaux sociaux au Liban, autour d'un "fenjann kahwa", une opération com' de l'Arabie saoudite (7 juillet 2018)

 7  La liberté d'expression au Liban, au Canada, en Arabie saoudite et du côté de Gebrane Bassil


Et puisque ces réunions saudi-libanaises autour d'un café se passent chez nous, un dernier mot sur la situation du pays du Cèdre. Le Liban est un espace de liberté qui n'a rien à envier à certains pays, pas aux pays occidentaux évidemment!, mais à beaucoup de pays dans le monde. Il faut quand même le reconnaître là aussi, la majorité des plaintes concernant les réseaux sociaux sont justifiées.

Au dernier classement de la liberté de la presse dans le monde, établi par Reporters sans frontières, le Liban s'est retrouvé à la 100e place (sur 180 pays étudiés). Plus que le classement ce sont les scores qui sont intéressants à comparer. Un calcul portant sur sept paramètres (concernant la diversité des opinions, l'indépendance des médias, l'autocensure, la violence, etc.), donne au Liban 31,15 points (0 étant la meilleure note, 100 la pire).

- Que ça soit clair, on est très loin des pays d'Europe du Nord où la liberté de la presse est jugée « bonne » (0-15 points) comme en Norvège (7,63 points / 1ère place) et en Allemagne (14,39 points / 15e place).

- On reste quand même loin du Canada justement (15,28 points / 18e place), de l'Australie (15,46 points / 19e place), de la France (21,87 points / 33e place), du Royaume-Uni (23,25 points / 40e place) et des Etats-Unis (23,73 points / 45e place), où la situation est « plutôt bonne » (15-25 points).

- Nous sommes dans la catégorie qui connait des « problèmes significatifs » qui affectent la liberté de la presse (25-35 points), où l'on trouve le Sénégal (25,61 points / 50e place), le Japon (28,64 points / 67e place), la Grèce (29,19 points / 74e place) et le Brésil (31,20 points / 102e place). Parmi les pays arabes, c'est au Liban où la liberté de la presse est la importante (31,15 points / 100e place), suivi par le Koweit (31,91 points / 105e place), avec une situation comparable à celle d'Israël (30,26 points / 87e place).

- On n'est pas dans une « situation difficile » comme l'Afghanistan (37,28 points / 118e place), le Qatar (40,16 points / 125e place), les Emirats (40,86 points / 128e place), l'Algérie (43,23 points / 136 points, la Russie (49,96 points / 148e place) et la Turquie (53,50 points / 157e place).

- Nous sommes loin de la pire catégorie, où la liberté de la presse est dans une « situation très grave », comme en Egypte (56,72 points / 161e place), Iran (60,71 points / 164e place), Chine (78,29 points / 176e place), Syrie (79,22 points / 177e place) et Corée du Nord (88,87 points / 180e place). Tenez, c'est là où on retrouve l'Arabie saoudite avec ses 63,13 points (169e place). Pour rappel le Canada a un score de 15,28 points (18e du classement).

Cela étant dit, parfois le Liban n'a rien à envier à l'Arabie saoudite concernant la répression de la liberté d'expression. Il n'y a pas que les violences physiques et les condamnations judiciaires qui peuvent dissuader les Libanais de s'exprimer librement. Les plaintes, avec ou sans suite, ont un effet tout aussi dissuasif. C'est le but des plaignants d'ailleurs! Jamais la police d'internet, le Bureau de la lutte contre les crimes cybernétiques, n'a été aussi active qu'en ce moment. Internautes, blogueurs et journalistes sont régulièrement convoqués, manu militari s'il le faut.

Dernier délire en date, une plainte déposée par Gebrane Bassil, le puissant chef du CPL et ministre libanais des Affaires étrangères, qui tient tête à tout l'échiquier politique au Liban, mais qui n'a pas supporté le statut d'une jeune internaute : « Le problème du pays ce sont les complexes psychologiques de Gerbane Bassil ». C'est stupide surtout venant de la part d'une étudiante en droit. Mais bon, ça ne casse pas trois pattes à un canard. La plainte a finalement été retirée, pas parce qu'elle était stupide aussi, mais parce que la fautive Yara Chéhayeb, a une triple immunité l'air de rien : c'est une jolie militante du Parti socialiste, elle a reçu le plein soutien d'un député de la famille du bloc Joumblatt et enfin, les Chéhayeb sont druzes et les Bassil sont maronites! Et alors?

Ah mais au Liban et dans le reste du monde arabe, la concorde communautaire ne tient qu'au fil des palabres, wou tébwiss el lé7é. Alors de tous temps, pour éviter la « fitna » dans la société, on veille tant bien que mal, à ne pas rompre « cha3ret mou3awiya », le cheveux de Mu'awiya, le fondateur du califat omeyyade à Damas en 661, qui paradoxalement, pérennisera la discorde entre les sunnites et les chiites. Et depuis, dans nos contrées d'Orient, on ne cesse d'écrire des histoires, belles et absurdes, tragiques et comiques, dans l'esprit des « Mille et une nuits » et dans l'ambiance de « Coffee and cigarettes ». 

vendredi 3 août 2018

Le Monde, Le Figaro, Le Point et L'Express : la presse française prise en flagrant délire! Retour à froid sur l'affaire Benalla (Art.550)


La vie normale reprend progressivement en France. La fièvre Benalla cède la place aux vacances, à la canicule et à la première réflexion à froid. Si on découvre de jour en jour ce qui s'est passé le 1er mai place de la Contrescarpe à Paris, on ignore par contre pourquoi nous en sommes là, encore plus pourquoi nous étions bloqués aussi longtemps.


 I  Etude scientifique pour savoir si la presse n'en a pas fait un peu trop dans l'affaire Benalla


Zappons pour l'instant le débat byzantin qui est celui de savoir si l'affaire Benalla est une affaire d'Etat ou pas. Avec le recul dont nous disposons aujourd'hui, beaucoup de gens se posent une question basique : est-ce que les médias français n'en ont pas fait un peu trop? Et comment! Plantu, l'a fait savoir très tôt et avec beaucoup d'humour, à travers ses caricatures. Personnellement, je veux prouver scientifiquement que non seulement les médias en ont fait beaucoup trop, et pas qu'un peu, mais qu'il y a même un intérêt partisan et suspect pour ce qui s'est passé le 1er mai, et le plus grave dans l'histoire,  ça se fait au mépris d'événements beaucoup plus graves.


Pour cette enquête, j'ai décidé de partir du cas du « Monde », le journal qui a révélé l'affaire Benalla. Question méthodologie, nous suivrons la logique des études scientifiques.
- L'affaire Benalla nous servira comme « info expérimentale », le paramètre que nous testerons. Dans un premier temps, nous chercherons à connaitre le nombre d'articles que Le Monde a consacré à ce sujet depuis qu'il l'a révélé le 18 juillet.
- Et parce que rien ne vaut la comparaison, nous irons voir dans un second temps ce que d'autres médias comme Le Monde ont fait sur le même sujet (Le Figaro, Le Point, L'Express, etc.).
- Dans un troisième temps, nous procéderons à une comparaison spéciale avec une « info contrôle », le paramètre qui nous servira de référence. En réfléchissant bien, j'ai choisi l'info concernant un rapport interne de la SNCF, et cela pour deux raisons: parce que l'info est très importante pour les Français et parce qu'elle a été mise au jour pratiquement au même moment, le 20 juillet.

 II  L'emballement de la presse française pour l'affaire Benalla (chiffres à l'appui)


Pour couvrir le nouveau « scandale », Le Monde met le paquet. Afin que les internautes s'y retrouvent rapidement, le journal a créé un onglet permanent sur sa page d'accueil, « Affaire Benalla », au même titre que « Tour de France », « Donald Trump », « Immigration en Europe » et « Brexit ». Les autres médias ont fait de même. Le journal se présente comme un média neutre. C'est plus subtil que Mediapart, qui regroupe tous ses articles sous la rubrique « L'affaire Macron-Benalla ». Là, on voit clairement où le site d'Edwy Plenel veut en venir. Pas qu'avec lui d'ailleurs. Le Point ne fait pas dans la dentelle pour sous-titrer son dossier spécial : « Alexandre Benalla, l'homme qui fait vaciller la macronie ». Même Valeurs Actuelles a été plus pro pour une fois, avec un titre sobre : « Scandale Benalla ».

Passons maintenant au plat de résistance. Dans le dossier « Affaire Benalla » du Monde, s'entassent pas moins de 178 articles sur le sujet. Une production effrénée en une quinzaine de jours seulement, soit une moyenne de près de 13 articles/jour, avec des records pour mardi 24 juillet (24 articles) et lundi 23 juillet (22 articles). Cette masse d'information a nécessité la mobilisation -prenez une chaise, sinon vous allez tomber raide sur le cul!- d'une armée de 48 journalistes, quarante-huit journalistes, eh oui, le nombre en toutes lettres pour dissiper le doute qui vous a envahi en le découvrant. Et c'est sans compter les articles signés par la rédaction et les éditorialistes. Plus de la moitié des journalistes ont écrit ou créé plusieurs documents sur le sujet, les records sont détenus par Manon Rescan (16 articles, plus de 1 article/j depuis 14 jours!), Astrid de Villaines (10 articles) et Virginie Malingre (10 articles). Dans le but d'impressionner ses lecteurs, Le Monde est allé jusqu'à classer ses 178 articles sous 17 rubriques svp : compte rendu, récit, entretien, analyse, éclairage, reportage, décryptage, synthèse, enquête, en images, live, etc. Emballement! Mais quel emballement? Le Monde c'est 4,2 millions de likes/abonnés sur Facebook.

Les autres médias n'étaient pas en reste. Si l'on tape « affaire benalla » dans le moteur de recherche du Figaro (3,1 millions d'abonnés sur FB), on est englouti par 373 résultats, dont 204 articles et 147 flashs. Alors, qui dit mieux? 162 articles dans Libération (0,8 million d'abonnés sur FB) et 150 dans Le Parisien (3 millions d'abonnés sur FB). Ainsi, en général et en moyenne, les principaux quotidiens de France et de Navarre ont publié chacun entre 11 et 27 articles par jour sur l'affaire Benalla, sans relâche depuis deux semaines. Délire! Mais quel délire?

Du côté des « hebdomadaires » (hebdos pour la version papier, quotidiens pour la version numérique), on n'est pas à la traine. « L'affaire Benalla » c'est 83 articles pour Le Point (1 million d'abonnés sur FB), 86 articles à Mediapart (0,9 million d'abonnés sur FB), 102 articles pour L'Express (2,5 millions d'abonnés sur FB) et 104 articles pour L'Obs (1,8 millions d'abonnés FB), avec deux extrêmes, 39 articles pour Marianne (0,2 million d'abonnés FB) et 132 articles pour Valeurs Actuelles (0,1 million d'abonnés sur FB). En général et en moyenne, on est à 6-7 articles par jour pour chaque hebdo, sans relâche depuis deux semaines. Hystérie! Mais quelle hystérie?


Au total, ces dix médias de la presse quotidienne, hebdomadaire et numérique, ont produit au cours des 14 jours derniers jours, 1 409 documents sur l'affaire Benalla. Un peu, beaucoup, passionnément. Les journalistes s'en défendent en arguant qu'ils ne font que leur travail et cela d'une manière impartiale et désintéressée. Pour le vérifier, il n'y a rien de plus probant que la comparaison. Passons donc au paramètre témoin.

 III  Le peu d'intérêt de la presse française pour le coût de la grève à la SNCF (chiffres à l'appui)


Le 20 juillet, 36 heures après le début de l'affaire Benalla, les Français apprennent par le biais des agences de presse, l'AFP et Reuters, qu'un rapport interne de la SNCF estime le coût global de la grève pour la société nationale des chemins de fer à l'astronomique somme de 790 millions d'euros (924 millions de dollars). Pour rappel, la grève lancée par les syndicats de cheminots français s'est étalée du 22 mars au 28 juin, à raison de trois jours « on » pour deux jours « off », soit au total 37 jours de trafic perturbé. Les cheminots protestaient contre la réforme ferroviaire décidée par le président de la République, Emmanuel Macron, et menée à terme, par le gouvernement d'Edouard Philippe. Cette réforme devait concerner directement, la suppression du statut caduc de cheminot (pour les futurs personnes embauchées svp ; un statut qui date de l'époque des locomotives à vapeur), la transformation du statut juridique de la société (en une société anonyme, mais à capitaux publics) et l'ouverture du réseau français à la concurrence (pour les trains régionaux et les TGV); et indirectement, le devenir des petites lignes non rentables (9 000 km sur 30 000 km en activité) et la dette abyssale de l'entreprise française (55 milliards d'euros dont 23 milliards pour la construction de nouvelles lignes à grande vitesse).

Trois éléments permettent de prendre conscience de la gravité de la révélation du 20 juillet :

. Le coût exorbitant de la grève dépasse le bénéfice net enregistré par l'entreprise pour l'année 2017 (679 millions d'euros). Pire encore, c'est l'équivalent des pertes enregistrées par la SNCF le premier semestre de l'année 2018 (762 millions d'euros). Il représente plus de 25 TGV, soit le quart de trains à grande vitesse que la SNCF prévoit d'acheter prochainement à Alstom (mise en circulation prévue pour 2023). Encore deux infos révélées en pleine affaire Benalla, il y a quelques jours, passées complètement inaperçues.

. La grève n'a servi à rien, absolument rien! La réforme ferroviaire a été définitivement adoptée le 14 juin, par le Parlement et le Sénat, pour l'essentiel telle quelle. La fermeture des lignes non rentables ne devait pas faire partie du projet de loi, comme l'a affirmé le Premier ministre Edouard Philippe dès le mois de février. La reprise d'une partie de la dette par l'Etat (35 des 55 milliards), non seulement faisait partie des propositions du candidat Macron (encore une promesse tenue), mais le président de la République a fait connaître son intention d'aller dans ce sens à plusieurs reprises (peu de temps après son entrée en fonction, comme au début de la grève). Rien à dire, c'était une grève stérile, qui a couté à la SNCF, donc à la France et aux Français, 790 millions d'euros.

. Le rapport de la SNCF ne fait aucune estimation du coût exorbitant de la grève de trois mois pour les particuliers et les entreprises, ainsi que son effet néfaste sur l'économie française.

Malgré la gravité de la révélation du 20 juillet, les dix noms de la prestigieuse presse française -du Monde à L'Express, en passant par Le Figaro, Le Parisien, Libération, Marianne, Valeurs actuelles, L'Obs et Le Point- n'ont consacré chacun qu'un article au sujet, même pas signé puisqu'il reprend essentiellement le contenu des dépêches des agences de presse (AFP et Reuters). Hallucinant mais vrai.

Au total, les Français n'ont donc eu droit qu'à 10 articles basiques, en tout et pour tout, sur la perte de 790 millions d'euros par la SNCF, partis en fumée à cause des grèves, mais 1 409 articles sur les frasques d'un garde du corps qui a pété les plombs, nommées « affaire Benalla ». Et ce n'est pas fini. Aussi incroyable que cela puisse paraître, le facteur est de 1 contre 141! Alors, si c'est cela « faire son travail », désolé d'avoir à le dire, mais certains journalistes font plutôt mal leur boulot. Quiconque -journaliste, écrivain ou politicien- n'est pas capable de hiérarchiser les informations du moment afin de traiter celles qui sont prioritaires, et donner à chaque info sa juste valeur, eh bien, devrait se remettre sérieusement en question. Non mais, peut-on imaginer un instant un médecin incapable d'évaluer les symptômes de ses patients, faire de bons diagnostics? Impensable.

 IV  Résultats : 1 409 articles sur l'affaire Benalla contre 10 articles sur une grève stérile à 790 millions d'euros!

Loin de moi l'idée de jeter l'opprobre sur toute la profession. La majorité des journalistes font en général un travail remarquable. Il n'empêche, emballement, délire, hystérie, appelez cela comme vous voulez, il est clair que les prestigieux noms de la presse française ont dérapé gravement sur « l'affaire Benalla ». Ce traitement exagéré d'une info, au mépris du reste, ne trouve qu'une explication plausible : la politisation d'un fait divers, en dépit des erreurs qui ont été commises, pour en faire une affaire d'Etat. Mais pourquoi un tel acharnement?

Qu'on ne s'y trompe pas, l'affaire Benalla est viscéralement une lutte de pouvoir entre « l'ancien monde », représenté par les partis politiques traditionnels (Les Républicains, Parti socialiste, Parti communiste, La France insoumise, Rassemblement national, etc.), mais aussi les médias traditionnels (Le Monde, Le Figaro, Le Point, L'Express, TF1, Europe1, BFM, etc.), et le « nouveau monde », incarné par un parti moderne (La République en marche), ainsi que par des médias modernes indépendants (qui communiquent via Facebook, Twitter, Youtube, Blogs, etc.). Non seulement les premiers n'ont plus le monopole de l'information, mais en plus, ils ne font plus la pluie et le beau temps.

Dans la bataille précise de « l'affaire Benalla », politiques et médias traditionnels et de divers bords se sont alliés contre les mêmes adversaires, Macron et son parti, La République en marche. Pourquoi pas, mais ce n'est pas suffisant pour déstabiliser celui qui est surnommé Jupiter. Depuis l'élection d'Emmanuel Macron président de la République, on constate plus qu'avant ce nouvel ordre politico-médiatique. Macron ne l'a pas créé, mais il sait en profiter. Il l'a même imposé en verrouillant sa com' (raréfiant ses apparitions), en mettant les journalistes en dehors de l'Elysée (délocalisant la salle de presse), en organisant son propre canal d'information (à travers des lives sur Facebook), etc. Cette stratégie ingénieuse le place à l'abri du bon vouloir du « pouvoir médiatique ». Certains médias, comme Le Monde, le vivent d'autant plus mal qu'ils croient, sans l'ombre d'un doute, qu'ils ont contribué à l'intronisation du nouveau président de la République.

Cette évolution n'est pas propre à la France d'ailleurs. L'élection de Donald Trump et la gestion de sa com' est un autre exemple de ce nouvel ordre politico-médiatique. Tous les médias étaient contre lui, ce qui ne l'a pas empêché d'être élu. Tous les médias sont contre lui, ce qui ne l'empêche pas de communiquer directement avec ses partisans à travers les réseaux sociaux, sans passer forcément par « l'ancien monde ».

Aujourd'hui, il n'y a pas que les fake news qui posent problème. L'emballement médiatique est un souci sur lequel il faut se pencher. C'était Penelope-Fillon hier. Certains médias ont espéré en faire un remake avec Benalla-Macron. C'est raté et on ne peut que s'en féliciter. Nous ne demandons qu'à croire la journaliste Anne Rosencher qui nous explique dans l'Express que « la presse, dans cette affaire, a d'abord et avant tout... joué son rôle de contre-pouvoir, qui débusque et expose les abus ou les aveuglements des puissants ». Mais, avec un rapport de 1 contre 141, pour le coût de la grève SNCF vs. l'affaire Benalla, on a de sérieux doutes. Nombreux sont celles et ceux qui se demandent, qui jouera le rôle de contre-pouvoir qui débusque et expose les abus et les aveuglements des puissances médiatiques? Une question légitime, à moins de continuer quand même à croire que les journalistes, contrairement à tous les corps de métier sur Terre, sont irréprochables. Il n'y a pas de doute, pour les abus politiques comme pour les abus médiatiques, les (é)lecteurs restent souverains. Le désaveux n'est pas un phénomène propre à la classe politique, il touche aussi la classe médiatique. Quel dommage d'en arriver là. Matières à réflexion.

Un dernier détail d'ordre général que certains ignorent. La presse reçoit des subventions de l'Etat en France. Pas en Allemagne ou au Royaume-Uni. Eh oui, pratiquement toute la presse. Un traitement privilégié à l'efficacité contestée, déjà critiqué par la Cour des comptes. Ce n'est pas nouveau, ça date de la Révolution française. Bien sûr, depuis cette époque, ces aides ont évolué et prennent plusieurs formes. Pour l'année 2016, ces aides ont représenté près de 5,8 millions d'euros pour Le Figaro et 5,1 millions d'euros pour Le Monde, 0,9 million d'euros pour Le Point et 0,7 million d'euros pour L'Express. Par ailleurs, les journalistes bénéficient d'avantages fiscaux. En 2017, les aides en tout genre à la presse imprimée (crédits, exemptions, dépenses, manque à gagner, etc.) ont atteint 1,8 milliards d'euros selon la Cour des comptes. Pas grand chose pour la presse numérique, rien de rien pour les blogueurs, ces empêcheurs de tourner rond dont je fais partie. C'est beaucoup d'argent, d'argent public de surcroit, mais pourquoi faire? Pour encourager la diversité médiatique, pardi! Raté. 10 articles sur le coût astronomique de la grève stérile à la SNCF contre 1 409 articles sur l'affaire Benalla pschitt. Houston, we have a problem!