mercredi 8 août 2018

L'Arabie saoudite ou quand les beaux discours se heurtent à l'imperméabilité face aux critiques, aux pratiques répressives et à une justice rigoureuse (Art.551)


Côté face, le royaume est un gant de velours. Tenez, au Liban récemment. Côté pile, c'est une main de fer. Avec le Canada, actuellement. Pile ou face ? Tout dépend !



 1  Coffee and cigarettes. What else?


Jim Jarmusch fut un adepte du concept. Le réalisateur américain l'a même mis en scène en 2003. Dans « Coffee and cigarettes », en streaming sur Youtube, il a fait venir Roberto Benigni, Iggy Pop, Cate Blanchett, Bill Murray et d'autres artistes devant sa caméra, pour parler de tout et de rien et de ce qui leur passait par la tête. De caféine, de glaces à l'eau, de théories du complot, même contre Elvis!, de l'art de préparer le thé anglais, even if it's not your cup of tea darling!, du Paris des années 1920 et même de l'utilisation de la nicotine comme insecticide, avec un effet retard !

La liberté de la presse dans le monde
Reporters sans frontières (2018)

 2  Pourquoi l'Arabie saoudite invite les principales figures libanaises - des partis, des médias et des réseaux sociaux - à une "tasse de café"? 


Depuis la nuit des temps, le concept fait des émules. Les derniers à rejoindre le club, ce sont les Saoudiens. Ils ont organisé récemment au Liban, une grande rencontre sous l'appellation « fénjann kahwa » (tasse de café). C'est la deuxième édition svp. La première a vu le jour à la fin du mois d'avril. Elle visait à créer les conditions pour améliorer la communication entre l'ambassade d'Arabie saoudite d'une part, et les politiciens libanais et les différents médias au Liban d'autre part, avec l'ambition d'en faire un rendez-vous pour des débats mensuels. Un objectif qu'on ne peut que saluer. La seconde rencontre a eu lieu au début du mois de juillet, avec une nouveauté, l'invitation d'une cinquantaine de figures des réseaux sociaux. Sympa, non? Le but est de se retrouver et de bavarder, afin de faire connaissance et faire tomber les barrières en conséquence, ainsi que les critiques de toute évidence. En somme, mettre tout le monde dans la poche, diront les plus sarcastiques comme ma7soubkoun, pour reprendre le terme du ministre de l'Intérieur, Nouhad Machnouk, qui était au premier rang des invités.

Le chargé d'affaires saoudien Walid Boukhari, a fait savoir que la rencontre « 'Tasse de café 2' vise à mettre en avant le rôle des jeunes, hommes et femmes, des militants qui jouent un rôle de premier plan sur les réseaux sociaux (...) amenés à promouvoir et à diffuser une culture positive qui reflète des objectifs humanistes au sein de chaque société ». Rien à redire, en moins en théorie. La suite par contre pose problème. « L'Arabie saoudite dans sa vision 2030, a décidé de soutenir la pensée arabe où qu'elle se trouve, afin de la protéger des idées dévoyées qui affectent la vie et les interactions (des individus) dans ces sociétés. » On pense d'abord à l'idéologie islamiste, et là, on ne peut qu'applaudir des deux mains. L'ennui c'est que ce cap fixé par les dirigeants saoudiens dépasse le cadre islamiste.

Ainsi, le 7 juillet, le café arabe a coulé à flot à Broumana, chez le président néocon de la municipalité de la ville, l'homme qui déguise des midinettes en policières, dans une démarche schizophrénique, dire que les Libanais ne sont pas comme les Arabes, alors que sa décision primitive ne vise qu'à attirer les touristes arabes du Golfe! Enfin, on pouvait parler de tout et de n'importe quoi et surtout du thème de l'édition de juillet « la culture de la communication et la lutte contre la pensée extrémiste et fanatique », mais pas des droits de l'homme apparemment. Cela me rappelle un débat récent aux Etats-Unis où l'on devait parler de la violence et des tueries de masse dans les écoles américaines, sans évoquer le problème des armes! Le crétinisme sous Donald Trump bat tous les records.

 3  La "tasse de café" sous occupation syrienne 


Avant d'aller plus loin, une anecdote peu réjouissante sur ces rencontres autour du café, mot d'origine arabe, soit dit au passage. Dans notre Orient compliqué, derrière une invitation pour passer prendre une tasse de café, il n'y a pas forcément une bonne intention. Tenez, nous sommes le 7 août, où l'on commémore le 17e anniversaire d'une vague de répression contre les opposants à l'occupation syrienne du Liban, le Courant patriotique libre (CPL) et les Forces libanaises (FL), par les organes sécuritaires libanais.

A l'époque, on raconte que recevoir un appel et entendre l'interlocuteur vous dire « 3ezminak 3a fénjann kahwé » (on t'invite à une tasse de café), signifiait poliment que le café pouvait être accompagné d'un passage à tabac. « Coffee and cigarettes » en adaptation libre par des défenseurs zélés de « Souria el-Assad », Jamil el-Sayyed en tête, aujourd'hui représentant de la nation libanaise. Oh dans les bizarreries, il y a surtout le fait que le CPL en général et Gebrane Bassil en particulier, ont depuis longtemps perdu et le cap et la mémoire!

 4  Est-ce que le Canada a vraiment piétiné la souveraineté de l'Arabie saoudite ?


Hasard des coïncidences, aux dernières nouvelles de la péninsule arabique, on vient d'apprendre lundi que le royaume saoudien a donné 24 heures à l'ambassadeur du Canada à Riyad pour plier bagages et débarrasser le plancher. Il a rappelé son ambassadeur à Ottawa et ordonné à la Saudi Arabian Airlines de ne plus desservir Toronto à partir du 13 août. Plus grave encore, l'Arabie saoudite a décidé de suspendre le programme de bourses universitaires octroyées aux étudiants saoudiens pour faire leurs études au Canada. De ce fait, elle va replacer les 7 000 bénéficiaires avec leurs familles dans d'autres pays. Sur le plan économique, Riyad gèlera toute nouvelle transaction concernant le commerce et les investissements avec le Canada. Pour cause et en cause, « une ingérence flagrante dans les affaires intérieures du Royaume » selon le ministère saoudien des Affaires étrangères. L'affaire est vécue comme un « affront majeur et inacceptable » et une « violation de la souveraineté saoudienne ». C'est que l'heure est grave. Eh oui, le ministère réclame une « réponse énergique », afin de « dissuader quiconque de tenter de porter atteinte à la souveraineté de l'Arabie saoudite ».

L'affaire a pris une telle proportion que la Ligue du monde islamique s'est pressée de publier un communiqué dans lequel elle affirme que le royaume d’Arabie Saoudite a le droit de prendre une position ferme à l’égard de « cette ingérence diplomatique odieuse et illégale ». Le secrétariat de La Ligue des Etats arabes s'est contenté d'apporter son « soutien à l'Arabie Saoudite » rejetant toute « ingérence » dans ses affaires internes. A ce point? Il faut le croire!

Mais que s'est-il passé de si grave pour justifier cet emballement diplomatique? Il y a cinq jours, la ministre canadienne des Affaires étrangères, Chrystia Freeland, a eu le malheur de se dire « très alarmée d’apprendre l’emprisonnement de Samar Badawi, la sœur de Raïf Badawi, en Arabie Saoudite », et a eu le culot de faire savoir que « le Canada appuie la famille Badawi dans cette difficile épreuve et nous continuons d'appeler fortement à la libération de Raïf et Samar Badawi ». C'en est trop pour les Saoudiens. Et avec quelque peu d'arrogance, il faut quand même le reconnaître, l’ambassade canadienne à Riyad a aggravé le cas le lendemain, en appelant les autorités saoudiennes à libérer les activistes emprisonnés « immédiatement ».

 5  L'affaire des Badawi, frère et soeur, et beau-frère même!


Badawi, ça ne vous dit rien? Mais oui, c'est la sœur de Raïf Badawi, célèbre bloggueur saoudien accusé d'apostasie et d'insulte à l'islam, qui croupit en prison depuis juin 2012. Ce qui lui a valu cette descente en enfer c'est de s'être opposé au « mariage forcé » de sa sœur décidé par le pater familias, ses remerciements sarcastiques au Comité pour la promotion de la vertu et la prévention du vice de « veiller à ce que tous les Saoudiens aillent au paradis » et de faire figurer dans un compte-rendu rapporté sur son blog une bien malheureuse réflexion sur le fait que peut-être, allez savoir, ce n'est pas encore prouvé, « musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux ». Non mais où est-ce qu'il est allé chercher ce genre d'hérésie? « Athée » ce mot tabou qui fédère les religions monothéistes! Fatwa, plainte et jugement, puis condamnation à 10 ans de prison et à 1 000 coups de fouet, avec interdiction de quitter le territoire saoudien à sa libération pendant 10 ans.

Ce qui est inacceptable pour certains saoudiens c'est d'avoir un de leurs concitoyens qui ose déclarer durant son procès qu'il est « musulman et n'accepte pas que quiconque le mette en doute », tout en affirmant par ailleurs que « tout le monde a le droit de croire ou de ne pas croire ». Les autorités saoudiennes n'ont pas dû apprécier non plus l'obtention de la nationalité canadienne par la ressortissante saoudienne Ensaf Haïdar, l'épouse de Raïf Badawi (qui vit au Canada), il y a seulement quelques semaines. De ce fait, le dossier Raïf Badawi n'est plus une histoire purement saoudienne, c'est une affaire saoudi-canadienne.

Samer Badawi de son côté, milite pour l'abolition de la mise des femmes saoudiennes sous tutelle durant toute leur vie. Certes, elles peuvent conduire depuis le 24 juin 2018, enfin!, mais jusqu'à nouvelle ordre, père, oncle, frère, mari, fils, il y a toujours un tuteur pour dire aux Saoudiennes quels que soient leur âge et leur éducation, ce qu'il faut faire et ne pas faire. Elle a été jetée en prison il y a une dizaine de jours. On ne sait ni pourquoi ni pour combien de temps.

Et ce n'est pas tout sur la famille Badawi. Le mari de Samer, Waleed Abu al-Khair, militant des droits de l'homme et avocat de Raïf, lui aussi est victime de répression. Il croupit en prison depuis 2014. Il a été accusé de défaut d'allégeance au roi, de manque de respect aux autorités, de participation à des associations interdites et d'incitation de l'opinion publique. Il est condamné à 15 ans de prison et 15 ans d'interdiction de sortie du territoire.

Je ne veux pas me mêler de ce qui ne me regarde pas, mais force est de constater que l'image de Mohammad ben Salmane, grand réformateur, qui se démène pour redorer le blason de l'Arabie saoudite à l'étranger, en prend un sacré coup.

 6  Les flagrantes contradictions de l'Arabie saoudite 


C'est bien de se retrouver autour d'une tasse de café sur les hauteurs du Mont-Liban, pour parler de la culture de la communication et de la lutte contre le fanatisme, c'est encore mieux de mettre les beaux discours en pratique. Les autorités saoudiennes ne peuvent pas prétendre lutter contre l'extrémisme et l'intolérance, tout en agissant d'une manière extrémiste et intolérante face à des critiques justifiées, en fermant les yeux sur une justice extrémiste et intolérante et en traitant les militants des droits de l'homme et de la femme d'une manière extrémiste et intolérante. Du côté canadien, on a manqué de diplomatie quand même. Pour un ministère des Affaires étrangères et une ambassade, c'est plutôt fâcheux.

Sans surprise de part et d'autre, la presse n'a pas joué son rôle comme il fallait, en pointant du doigt les défaillances dans les deux cas. Faites le lien avec la canicule Benalla! La presse saoudienne a défendu à l'unanimité et sans nuance la réaction des autorités saoudiennes, en zappant la démesure de l'Arabie saoudite dans cette affaire, tandis que la presse canadienne a salué à l'unanimité les positions de principes des autorités canadiennes, en zappant le manque de diplomatie du Canada dans cette histoire.

L'Arabie saoudite est parfois injustement attaquée. Il faut le reconnaître. J'étais amené à aborder cet angle plus d'une fois, la dernière lors de la vague d'accusations farfelues sur la détention du Premier ministre libanais Saad Hariri par MBS à Riyad. Elle a donc bien raison de vouloir travailler son image à l'étranger. Mais sa réaction démesurée ne va absolument pas dans ce sens ! Alors pourquoi saper tout ce travail de com'? Eh oui, c'est que le royaume vise, au-delà du Canada, tous les pays occidentaux. Le message est clair, toute critique du fonctionnement du royaume sera sévèrement sanctionnée, à l'intérieur comme à l'extérieur. L'équation coule de source : qui veut faire des affaires commerciales avec l'Arabie saoudite devrait s'abstenir de se mêler des affaires intérieures du royaume. Dans ces conditions, pas besoin de lire dans le marc du café pour connaître l'avenir : ni toutes les retouches de Photoshop ni aucun fénjann kahwa, n'amélioreront en profondeur l'image de l'Arabie saoudite à l'étranger.

Rencontre avec les principales figures des partis politiques, des médias et des réseaux sociaux au Liban, autour d'un "fenjann kahwa", une opération com' de l'Arabie saoudite (7 juillet 2018)

 7  La liberté d'expression au Liban, au Canada, en Arabie saoudite et du côté de Gebrane Bassil


Et puisque ces réunions saudi-libanaises autour d'un café se passent chez nous, un dernier mot sur la situation du pays du Cèdre. Le Liban est un espace de liberté qui n'a rien à envier à certains pays, pas aux pays occidentaux évidemment!, mais à beaucoup de pays dans le monde. Il faut quand même le reconnaître là aussi, la majorité des plaintes concernant les réseaux sociaux sont justifiées.

Au dernier classement de la liberté de la presse dans le monde, établi par Reporters sans frontières, le Liban s'est retrouvé à la 100e place (sur 180 pays étudiés). Plus que le classement ce sont les scores qui sont intéressants à comparer. Un calcul portant sur sept paramètres (concernant la diversité des opinions, l'indépendance des médias, l'autocensure, la violence, etc.), donne au Liban 31,15 points (0 étant la meilleure note, 100 la pire).

- Que ça soit clair, on est très loin des pays d'Europe du Nord où la liberté de la presse est jugée « bonne » (0-15 points) comme en Norvège (7,63 points / 1ère place) et en Allemagne (14,39 points / 15e place).

- On reste quand même loin du Canada justement (15,28 points / 18e place), de l'Australie (15,46 points / 19e place), de la France (21,87 points / 33e place), du Royaume-Uni (23,25 points / 40e place) et des Etats-Unis (23,73 points / 45e place), où la situation est « plutôt bonne » (15-25 points).

- Nous sommes dans la catégorie qui connait des « problèmes significatifs » qui affectent la liberté de la presse (25-35 points), où l'on trouve le Sénégal (25,61 points / 50e place), le Japon (28,64 points / 67e place), la Grèce (29,19 points / 74e place) et le Brésil (31,20 points / 102e place). Parmi les pays arabes, c'est au Liban où la liberté de la presse est la importante (31,15 points / 100e place), suivi par le Koweit (31,91 points / 105e place), avec une situation comparable à celle d'Israël (30,26 points / 87e place).

- On n'est pas dans une « situation difficile » comme l'Afghanistan (37,28 points / 118e place), le Qatar (40,16 points / 125e place), les Emirats (40,86 points / 128e place), l'Algérie (43,23 points / 136 points, la Russie (49,96 points / 148e place) et la Turquie (53,50 points / 157e place).

- Nous sommes loin de la pire catégorie, où la liberté de la presse est dans une « situation très grave », comme en Egypte (56,72 points / 161e place), Iran (60,71 points / 164e place), Chine (78,29 points / 176e place), Syrie (79,22 points / 177e place) et Corée du Nord (88,87 points / 180e place). Tenez, c'est là où on retrouve l'Arabie saoudite avec ses 63,13 points (169e place). Pour rappel le Canada a un score de 15,28 points (18e du classement).

Cela étant dit, parfois le Liban n'a rien à envier à l'Arabie saoudite concernant la répression de la liberté d'expression. Il n'y a pas que les violences physiques et les condamnations judiciaires qui peuvent dissuader les Libanais de s'exprimer librement. Les plaintes, avec ou sans suite, ont un effet tout aussi dissuasif. C'est le but des plaignants d'ailleurs! Jamais la police d'internet, le Bureau de la lutte contre les crimes cybernétiques, n'a été aussi active qu'en ce moment. Internautes, blogueurs et journalistes sont régulièrement convoqués, manu militari s'il le faut.

Dernier délire en date, une plainte déposée par Gebrane Bassil, le puissant chef du CPL et ministre libanais des Affaires étrangères, qui tient tête à tout l'échiquier politique au Liban, mais qui n'a pas supporté le statut d'une jeune internaute : « Le problème du pays ce sont les complexes psychologiques de Gerbane Bassil ». C'est stupide surtout venant de la part d'une étudiante en droit. Mais bon, ça ne casse pas trois pattes à un canard. La plainte a finalement été retirée, pas parce qu'elle était stupide aussi, mais parce que la fautive Yara Chéhayeb, a une triple immunité l'air de rien : c'est une jolie militante du Parti socialiste, elle a reçu le plein soutien d'un député de la famille du bloc Joumblatt et enfin, les Chéhayeb sont druzes et les Bassil sont maronites! Et alors?

Ah mais au Liban et dans le reste du monde arabe, la concorde communautaire ne tient qu'au fil des palabres, wou tébwiss el lé7é. Alors de tous temps, pour éviter la « fitna » dans la société, on veille tant bien que mal, à ne pas rompre « cha3ret mou3awiya », le cheveux de Mu'awiya, le fondateur du califat omeyyade à Damas en 661, qui paradoxalement, pérennisera la discorde entre les sunnites et les chiites. Et depuis, dans nos contrées d'Orient, on ne cesse d'écrire des histoires, belles et absurdes, tragiques et comiques, dans l'esprit des « Mille et une nuits » et dans l'ambiance de « Coffee and cigarettes ».