mercredi 22 août 2018

Uri Avnery : peut-on quand on est (pro)Palestinien regretter la disparition d'un Israélien ayant participé à la création d'Israël et à la Nakba ? (Art.554)


Tout y était pour qu'il le devienne. Le look, le verbe et le lieu. Et pourtant, « nul n'est prophète en son pays » autant qu'Uri Avnery.



Il faut croire qu'il n'y a pas que le hommous et l'huile d'olive qui augmentent la longévité des êtres humains. Une vie bien remplie fait tout autant. En combinant les deux, Uri Avnery a réussi à repousser son départ jusqu'à l'âge de 94 ans. Nous ne le connaissons pas beaucoup dans le monde arabe, au Liban en particulier, et nous avons tort. Helmut Ostermann, de son vrai nom, est né en Allemagne. Il émigre en Palestine en 1933, l'année où Adolphe Hitler devint chancelier du Reich et cauchemar des Européens, Juifs compris. Il combat pour la création de l'Etat hébreux en 1948. Plus tard, il s'oriente vers le journalisme. Il n'hésite pas à dénoncer à travers ses écrits les dérapages et les dérives du jeune Etat. Cela lui vaut dans les années 1950, un passage à tabac par des soldats qui étaient sous le commandement d'Ariel Sharon. Il échappe même à une tentative d'assassinat. Dans les années 1960 et 1970, il est député à la Knesset, une bonne dizaine d'années. Au cours de l'invasion du Liban par l'armée israélienne en 1982, il traverse les lignes ennemies pour rencontrer Yasser Arafat à Beyrouth. En 1993, il crée Gush Shalom, le Bloc de la paix. Et à partir de ce moment, il devient un infatigable militant pour la pacification des relations entre les Israéliens et les Palestiniens.

En mai 2014, Uri Avnery a publié un article, « Rêves de Patagonie », concernant la visite du pape François en Israël, au cours de laquelle il avait déposé une couronne de fleurs sur la tombe de Theodor Herzl, l'auteur de Der Judenstaat (L'État des Juifs, 1896). A l'époque, Walid Joumblatt avait donné la réplique au journaliste israélien, le considérant au passage comme un « ami ». Bakhos Baalbaki décida de s'en mêler afin de dénoncer « la culture en trompe-l’œil du Beik », surnommé par un ami plein de sagesse et de sarcasme, et producteur d'huile d'olive à ses heures perdues, el-kezbé el-kbiré. Il a été question du contenu des deux lettres, du parcours des deux hommes, de l'éventualité de la création d'Israël en Argentine et au Kenya, de l'effondrement de l'empire ottoman, du fondateur du mouvement sioniste Theodor Herzl et du casse-tête des réfugiés palestiniens.

Depuis sa mémorable partie d'échecs avec Yasser Arafat alors que Beyrouth était assiégée par l'armée israélienne, Uri Avnery considérait Abou Ammar comme « un des plus grands dirigeants de la seconde moitié du XXe siècle ». Ce ne sont pas des mots en l'air d'un bobo de gauche, pour faire bonne figure. Avnery a prouvé à maintes reprises, à ses risques et périls, qu'il était sincère. A travers son mouvement, Gush Shalom, il a milité en faveur de la solution à deux Etats et plus précisément, pour la création de l'Etat de Palestine, le retour aux frontières de 1967, le démantèlement des colonies et le partage de Jérusalem. Inutile de dire qu'il n'y pas beaucoup d'Israéliens comme lui et c'est peu dire.

Ce soutien à ses ennemis d'antan est allé jusqu'à ne pas condamner la violence palestinienne, même après ce weekend sanglant du mois de juin 2001, au cours duquel une vingtaine d'Israéliens avaient été tués par un attentat-suicide commis dans une discothèque fréquentée par de nombreux adolescents. « Après tout, j'étais moi-même un terroriste (…) Mes propres souvenirs de cette période sont un très bon guide pour moi aujourd'hui ». Il y a peu de gens de ce calibre dans le monde. Uri Avnery fait référence à ses services pendant trois ans (1938-1941), alors qu'il n'était qu'un adolescent de 15 ans, au sein de l'Irgoun, une des milices juives, considérée comme « terroriste » par les Britanniques, ainsi que par David Ben Gourion lui-même (le fondateur de l'Etat d'Israël). Pour mieux comprendre cette attitude incompréhensible pour certains, il faut savoir que l'Irgoun, dirigée un moment par Menahem Begin (1943-1948), a été responsable, entre autres, de l'attentat contre l'hôtel King David à Jérusalem en 1946 (92 morts), qui poussera progressivement les Britanniques à mettre fin à leur mandat sur la Palestine, et du massacre de Deir Yassine en 1948 (120 morts), un des principaux éléments déclencheurs de l'exode massif des Palestiniens, qui générera 70 ans plus tard, près de 5 millions de réfugiés palestiniens.

La « guerre d'indépendance », la « Nakba » ou la « création d'Israël » (appellation des événements de 1948 selon que l'on soit pro-Israéliens, pro-Palestiniens ou neutre), marquera Uri Avnery pour le reste de sa vie. « J'ai vu ce qui s'est passé (...) J'ai vu la Nakba telle qu'elle était: j'ai été dans des villages arabes (vidés) où la nourriture se trouvait sur le table et il faisait encore chaud (...) Je suis sorti de cette guerre totalement convaincu que nous devons faire la paix avec le peuple palestinien. » Pour ce faire, il a milité pour que « les Israéliens comprennent la Nakba », la catastrophe qui a frappé les Palestiniens à la fin des années 1940, et pour que « les Palestiniens réalisent l'impact de l'Holocauste », la catastrophe qui a frappé les Juifs au début des années 1940. Il était déterminé à « ne pas mourir jusqu'à ce que tout cela se produise ». Hélas, il a dû se rendre à l'évidence, « nul n'est prophète en son pays », comme l'a dit Jésus à son retour à Nazareth. Fils de Dieu, on ne le prenait que pour le fils d'un charpentier.

Beaucoup de monde en Israël et ailleurs se réjouiront de la mort d'Uri Avnery. Et pourtant, depuis lundi, les hommages tombent les uns après les autres. Deux se distinguent de tous, au moins en Orient, ceux de Walid Joumblatt et de Robert Fisk, au Liban. Les deux hommes connaissaient bien le journaliste et écrivain israélien. Pour le leader druze et ex-chef du Parti socialiste libanais, « la disparition d’Uri Avnery est une grande perte pour la cause de la paix et la solution des deux États ». Le beik de Moukhtara est allé jusqu'à déclarer que son départ « le jour de l’Adha, la fête du sacrifice, est ironiquement symbolique ». Pour la légende anglaise du journalisme oriental, Uri Avnery était l'un des quelques « héros du Moyen-Orient (…) son histoire est digne d'un film, mais il n'y aura pas de Spielberg pour le diriger ». Une façon habile de Fisk de lancer sa ligne de pêche dans la mare d'Hollywood.


Pour être juste, il faut reconnaître que dans ce tableau quasi parfait, il y a un petit bémol, la position d'Uri Avnery sur les réfugiés palestiniens où il ne propose qu'une « solution symbolique », d'après les propos rapportés par un de ses amis, Robert Fisk justement. J'en avais déjà parlé en long et en large dans mon article de 2014. Pour résumer, disons que le mouvement d'Uri Avnery, Gush Shalom, propose de permettre seulement à une petite minorité de Palestiniens de rentrer en Israël, rendant de l'implantation de l'écrasante majorité des Palestiniens réfugiés dans les pays d'accueil, la seule solution réalisable, ce qui est dans l'intérêt d'Israël bien évidemment. Pas de chiffres officiels, mais ceux qui circulent sont de l'ordre de 2% vs. 98% : 100 000 Palestiniens pourraient retourner sur leurs terres et la terre de leurs ancêtres, et 4 900 000 Palestiniens, resteraient là où ils se sont réfugiés et là où leurs ancêtres s'étaient réfugiés, un tiers vivant dans des conditions difficiles dans 58 camps situés au Liban, en Syrie, en Jordanie, en Cisjordanie et à Gaza.

C'est là où le bât blesse. Les sionistes et les dirigeants d'Israël s’autorisent depuis plus d’un siècle, à faire immigrer en Israël des ressortissants juifs du monde entier (il n'y avait qu'une dizaine de milliers de Juifs en Palestine à la fin du 19e siècle!), des gens qui n'ont aucun lien avec la Terre sainte depuis des siècles, mais ont toujours refusé et refusent toujours aux 750 000 Palestiniens chassés entre 1947 et 1950 (des 900 000 Palestiniens de la Palestine mandataire, soit 84% de la population de l'époque), ainsi qu'à leurs descendances, de retourner sur leurs terres ou sur le lieu de naissance de leurs parents. Cette discrimination est tout simplement intolérable.

Selon l'UNRWA, l'Office de secours et de travaux des Nations unies pour les réfugiés de Palestine dans le Proche-Orient, le Liban accueille officiellement 449 957 réfugiés palestiniens (rien avoir avec les 180 000 Palestiniens du recensement libano-palestinien bâclé de 2017!), c'est 10% de la population libanaise. A ce chiffre, il faut rajouter plus de 50 000 réfugiés palestiniens de Syrie et 1 500 000 de déplacés syriens ! Aujourd'hui, un tiers des habitants du Liban sont des réfugiés. La situation est potentiellement explosive.

Rencontre entre Uri Avnery et Yasser Arafat à Beyrouth, le 3 juillet 1982

Les propositions d'Uri Avnery et de Gush Shalom concernant le conflit israélo-palestinien, sont sans l'ombre d'un doute progressistes. Elles créent les conditions optimales pour espérer parvenir un jour à une paix juste et durable entre les Israéliens et les Palestiniens, conformément aux nombreuses résolutions du Conseil de sécurité de l'ONU. Cependant, celles concernant les réfugiés palestiniens laissent à désirer. Elles sont le moins qu'on puisse dire, du côté arabe, palestinien et libanais en particulier, injustes. Mais, que peut-on encore proposer de réalisable et non réaliste, qui puisse convenir à tous les protagonistes, concernant « le plus inextricable et explosif des problèmes laissés par les événements de 1948 », pour reprendre le constat de l'historien israélien Benny Morris? On peut quand même avec un minimum de bonne volonté de part et d'autre. Toujours est-il que ce détail ne doit pas faire oublier l'essentiel. Avec la disparition d'Uri Avnery, le camp de la paix au Moyen-Orient perd le plus pro-palestinien des Israéliens.