A croire un certain Bono, « you miss too much these days if you
stop to think ». J’ai arrêté de penser quelques jours et apparemment,
j’ai raté deux événements au moins. Pas la peine de s’attarder trop sur les
enfantillages des potiches de l’Universe, le selfie de Miss Israël avec Miss Lebanon khalfie, passons directement à l’autre événement
qui s’est transformé, bé sé7ir sé7èr,
en un enjeu national libanais, la mort
du roi Abdallah. Le décès du monarque saoudien était non seulement prévisible
étant donné son âge avancé et son état de santé, mais tout le monde savait
qu’une telle disparition ne bouleversa pas la politique nationale et
internationale de l’Arabie saoudite à court terme. L’explication de cette
transformation est évidemment ailleurs. Elle réside dans la méfiance, le mépris et la phobie que suscite le royaume saoudien dans une frange des
communautés libanaises, chiite et chrétienne, du Hezbollah et du Courant
patriotique libre pour être précis. Et pour cause !
Nul ne peut
contester le fait que l’Arabie saoudite lutte depuis l’avènement de la
République islamique d’Iran en 1979 contre l’ingérence des mollahs iraniens
dans les affaires politiques et sociales de leurs voisins proches et lointains. Hier comme aujourd’hui, ils
profitent souvent des communautés chiites locales, pour s’immiscer dans les
affaires des pays arabes, aussi bien en Irak, en Syrie et au Liban, qu’au Bahreïn,
en Palestine, en Egypte et au Yémen. Plusieurs
câbles diplomatiques américains révélés par Wikileaks, ont permis de
mesurer cette grande inquiétude des pays arabes, à juste titre et à juste raison, par
rapport à la politique expansionniste chiite iranienne au Moyen-Orient et la
menace que le régime des mollahs fait peser à toute la région. On apprend par
exemple dans certains câbles rédigés entre 2008 et 2010, que le roi Abdallah justement a affirmé que
« l'objectif de l'Iran est de causer
des problèmes (...) on ne peut pas faire confiance aux Iraniens ». Le
souverain saoudien avait prévenu les Américains que « si l'Iran parvenait à développer des armes nucléaires, tout le
monde, dans la région, ferait de même ». Voilà pourquoi « il a appelé fréquemment les
Etats-Unis à attaquer l'Iran pour mettre fin à son programme nucléaire ».
Il leur a carrément conseillé de « couper la tête du serpent ». On apprend également, dans d’autres
câbles diplomatiques, que Muqrin, le
nouveau prince héritier (le plus jeune des fils d’Abdel-Aziz, le fondateur de
l’Arabie saoudite), craignait déjà en 2009 que « le croissant chiite ne soit pas
en passe de devenir une pleine lune ». C’est pour dire la place qu’occupe
l’Iran dans l’esprit des dirigeants saoudiens.
Il est à noter par ailleurs que l’action
de l’Arabie saoudite n’est pas dirigée uniquement contre les extrémistes
chiites, elle concerne également les extrémistes sunnites, n’en déplaise aux
propagandistes de tout poil. Nul ne peut
contester le fait, là aussi, que le royaume wahhabite lutte aussi contre les
« Frères musulmans » en Egypte et contre « l’Etat islamique /
Daech » en Irak et en Syrie, des groupes considérés comme subversifs
et ennemis de l’islam. C’est dans ce but que le roi Abdallah a fait inscrire en
mars 2014, les Frères musulmans, Jabhat
al-Nosra et Daech sur la liste des organisations terroristes, et a engagé les
troupes de son pays aux côtés des Etats-Unis en septembre 2014, afin d’anéantir
cette dernière.
On trouvera certainement beaucoup
de choses à redire sur l’Arabie saoudite, sur les libertés fondamentales en
général et sur le droit des femmes en particulier. Toutefois, la question qui a un
réel intérêt aujourd’hui n’est pas de savoir si on doit être révolté ou pas,
entre autres, par l’interdiction qui est encore faite aux femmes saoudiennes de
conduire, devant la sentence délirante infligée au blogueur saoudien Raif Badawi
ou face à la décapitation d’une femme en pleine rue de la Mecque, trois
informations qui ont défrayé la chronique récemment. Aucun être libre et esprit
sain, saoudien ou pas, ne peut rêver d’une telle société. C’est une évidence. Ce qui est intéressant plutôt c’est de
savoir si ce que l’on reproche à l’Arabie saoudite, on ne peut pas le reprocher
aussi à d’autres pays du monde aujourd’hui ou en d’autres temps ? Eh
oui, la mise en perspective spatio-temporelle est toujours riche d’enseignements.
Elle a la faculté de calmer l’ardeur des islamophobes engagés ou
refoulés, et surtout, elle permettra de savoir si l’Arabie
saoudite a évolué, évolue et évoluera, comme tous les pays du monde.
Sommes-nous si sûrs qu’au Liban, en Chine, au Japon ou aux
Etats-Unis, une femme étrangère qui a torturé et tué sa belle-fille de 7
ans, ne sera pas condamnée à mort, même par des catholiques, des bouddhistes ou
des protestants ? Oui mais elle ne sera pas décapitée sauvagement, j’avais
oublié. C’est c’là oui, parce que l’exécution des gens par pendaison, injection d’une substance létale et chaise électrique -en petit comité, à l’abri des regards, derrière une vitre
épaisse, pour ne pas entendre les cris de supplice, et pour ne pas choquer Homo erectus consumptor, ce qui pourrait
freiner la consommation de la ménagère de moins de 50 ans, et menacerait la
croissance économique- alors qu’Amnesty
International n’en finit pas de reporter des cas de condamnés à mort qui
agonisent pendant d’interminables minutes avant de rendre l’âme, sans
parler de l’exécution de gens innocents à cause des erreurs judiciaires, est beaucoup plus civilisée ?
Foutaises. Il n’y aurait pas eu François Mitterrand, qui a courageusement aboli
cette sentence barbare, seulement en 1981, alors que la majorité des Français de
l’époque y était favorable, la guillotine fonctionnerait peut-être encore en
France et en Europe.
Autre interrogation. Quand un quotidien américain comme le très prestigieux New York Times, qui est édité à
l’ombre de la Liberté éclairant le monde,
la célèbre Statue de la Liberté, n’ose
même pas publier la « une miséricordieuse » de Charlie Hebdo (et se contente de la décrire !) ou lorsque une chaine d’information
continue européenne comme Sky News,
interrompt brutalement l’interview avec Caroline Fourest parce que la journaliste française a osé
brandir cette « une » en direct, et que tout cela survient
dans l’indifférence générale des médias, des politiques et des populations
américaines et anglaises, quelques jours seulement après l’exécution sommaire
par des terroristes islamistes de 12 journalistes dont le seul crime fut qu’ils
s’étaient exprimés librement dans le respect des lois en vigueur en France, peut-on se hachtaguer #JeSuisRaif et s’ériger ensuite contre la barbarie de la sentence
infligée au blogeur saoudien de 31 ans, Raif Badawi, 10 ans de prison et
1000 coups de fouet, « pour s’être exprimé »? Je doute fort. A propos, sachez que quelques jours avant sa mort, le cabinet du roi Abdallah a demandé à la Cour suprême saoudienne de
réexaminer le dossier du jeune blogueur qui milite courageusement depuis
plusieurs années pour « la libéralisation
religieuse » en Arabie saoudite. L’élément déclencheur de sa descente
en enfer est une affirmation qu’il a rapportée, que beaucoup d’hypocrites qui
demandent sa libéralisation ne partagent probablement pas : «
musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux ». Raif Badawi sera gracié un jour. On se contentera des flagellations qu'il a eues, en considérant que celles-ci lui serviraient de leçon. Il passera quelque temps en prison, avant de rejoindre sa femme et ses trois filles qui sont déjà installées au Canada. Il ne peut en être
autrement.
Passons
maintenant au statut injuste de la femme en Arabie saoudite qui fait couler beaucoup d’encre
et d’octets. Etant donné le nombre d’âneries que j’ai lu ou entendu ces
derniers jours, il convient de rappeler quelques faits. Dès son intronisation en
2005, le roi Abdallah avait fait
savoir qu’il était favorable au droit
des femmes de conduire. « La question exigera de la patience (...) Je
crois que le jour viendra où les femmes conduiront ». Comme on dit en français,
parfois, on ne peut pas aller plus vite que la musique, surtout dans un pays
ultraconservateur. Toujours est-il que si
la femme saoudienne reste sous la tutelle de l’homme saoudien, ce qui peut
choquer les bobos sans frontières, il faut tout de même préciser qu’elle a un accès total à l’enseignement supérieur et
partiel au marché du travail. Il faut savoir par ailleurs, que la réforme
du régime matrimonial de 1804 en France, n’est intervenue que 161 ans après son
entrée en vigueur. Ce n’est qu’en 1965
que la femme française a acquis le droit de gérer ses biens, ouvrir un compte
en banque et exercer une profession sans l'autorisation de son mari. Ah
si ! Pour l’histoire aussi, sachez que le Code Napoléon avait consacré
l'incapacité juridique de la femme mariée. Étant considérée comme mineure, la
femme était entièrement sous la tutelle de ses parents, puis de son époux,
comme en Arabie saoudite, eh na3am. Pour
ce qui est du droit de vote, dès cette année, le roi Abdallah avait prévu d’accorder aux Saoudiennes le droit de vote
et le droit de se présenter aux élections municipales. Là aussi, pour
rappel, les femmes françaises ont dû
attendre 156 ans après l’affirmation dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui est sans
ambiguïté quant à savoir que « les
hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », pour n’obtenir
finalement le droit de vote qu’en 1945,
soit 52 ans quand même après la Nouvelle-Zélande. Soyons clairs, il ne
s’agit en rien d’excuser des pratiques d’un autre âge, mais de relativiser les
choses et de tempérer l’arrogance des ignares.
Autre élément à mettre sur le compte du
roi Abdallah, l’instauration d’un quota
féminin de 20 % au Majlis al-choura,
soit 30 femmes au total pour cette Assemblée consultative d’Arabie saoudite.
Par comparaison, le Liban, qui est sans
quota, ne compte que 4 malheureuses députées sur 128. Si on exclut Gilberte
Zouein et Nayla Tuéni, pour des raisons évidentes, étant des députées en état
de veille médiatique depuis plus d’un mandat, le taux de féminisation du
Parlement libanais, passe de 3,1 %,
le même niveau que l’Iran et la Papouasie, à 1,5 %, un peu mieux que le Yémen
et Vanuatu. Donc, les Libanais outrés par la condition de la femme saoudienne
devraient plutôt se soucier de la condition de leurs congénères. Avec Miss Zouein présidant « la commission parlementaire de la
femme » et Miss Tuéni comme
« rapporteuse », il n’y a
vraiment pas de quoi dormir sur nos lauriers avec ce duo de choc !
Et puisqu’on est dans la comparaison,
allons plus loin. Alors que nous sommes
sans président depuis plus de 8 mois, par la faute personnelle de Hassan
Nasrallah et son allié Michel Aoun, les
défenseurs zélés du Liban, dont la République libanaise se passerait bien
-eh oui, je recycle mes formules !- trouvent
encore à redire sur le régime saoudien. Pathétique. Ce qui frappe avec le décès du roi Abdallah est l’étonnante célérité
avec laquelle on a proclamé la triple nomination de Salmane ben Abdel-Aziz comme nouveau roi d'Arabie saoudite (on sait
d’après les documents de Wikileaks, que pour le nouveau monarque, les réformes
du royaume doivent être poursuivies avec prudence sans se mettre à dos le camp
ultraconservateur), de Muqrin ben
Abdel-Aziz comme nouveau prince héritier et prince de la couronne saoudienne (étant donné que le roi Salmane est affaibli par des problèmes de santé, c’est
le prince héritier Muqrin, le dauphin du roi Abdallah, de mère yéménite, qui
pourrait rapidement prendre les rênes du pouvoir, voire devenir roi assez
rapidement ; il représente la frange la plus libérale de la famille royale et
ce n’est pas par hasard qu’il fut désigné dès le mois de mars 2014, par le
défunt roi Abdallah lui-même, comme « le
prince héritier du prince héritier »), et de Mohammad ben Nayef comme vice-prince héritier du trône saoudien (actuellement
ministre de l’Intérieur ; il sera le premier petit-fils d’Abel-Aziz
Al-Saoud à accéder au trône, d’ici une vingtaine d’années, marquant sans aucun
doute une ère nouvelle pour l’Arabie saoudite ; il est connu pour sa lutte
contre al-Qaeda). Dans cette célérité il
faut voir une double volonté des dirigeants saoudiens, d’une part, d’assurer la
continuité du pouvoir, dans un pays où des courants ultraconservateurs voient
d’un très mauvais œil certaines réformes royales, où les prétendants au trône
sont très nombreux et où une frange de la communauté chiite, téléguidée par
l’Iran, tente d’exploiter les failles du Royaume sunnite, et d’autre part, de rassurer la communauté internationale, dont
l’économie reste dépendante du premier exportateur de pétrole au monde.
Ah, une dernière
chose qui révolte nos zélés, le deuil national décrété par le Liban en hommage
au roi Abdallah. Et pourquoi pas pour nos soldats morts pour la patrie ? En théorie, je serais d’accord.
C’est d’autant plus ridicule, que la famille Al-Saoud elle-même n’organisera pas
une période de deuil national et ne prévoira pas de fermeture des
administrations publiques aussi longues. Mais comme tout au Liban, le problème réside dans l’hypocrisie qui se
cache derrière cette protestation, qui ne tient pas compte du fait que tout
roi saoudien est quand même pour tous les musulmans du Liban, notamment de la
communauté sunnite, le Gardien des deux Saintes
mosquées. En tout cas, qui est
soucieux de la vie des soldats libanais, n’a qu’à exiger urbi et orbi le
retrait de la milice du Hezbollah du bain de sang syrien, le déploiement de
l’armée libanais le long de la frontière syro-libanaise et le contrôle d’une
main de fer de cette dernière. Qui
est outré par ce long deuil national n’a qu’à refuser haut et fort l’aide
généreuse octroyée par l’Arabie saoudite à l’armée libanaise, des armes
achetées à la France pour un montant total inespéré de 4 milliards de dollars !
Pathétiques. Si les Saoudiens ont commis des erreurs dans le passé, c’est
d’avoir évité à maintes reprises la faillite économique de l’Etat libanais, par
des dépôts financiers massifs, et surtout d’avoir oublié l’avertissement d’Abou Tayeb al-Mutanabbi :
إذا أنتَ أكْرَمتَ الكَريمَ مَلَكْتَهُ
وَإنْ أنْتَ أكْرَمتَ اللّئيمَ تَمَرّدَا
Une toute dernière chose. Le roi Abdallah repose dans une tombe d’un
cimetière public de Riyad, sans faste ni fioriture ni aucune inscription, selon les traditions de l’islam. Tout
un symbole qui rappelle à tous, homme et femme, que l’on soit roi ou blogueur,
ultraconservateur ou ultralibéral, religieux ou profane, riche ou pauvre, musulmans, chrétiens, juifs ou athées, nous
sommes tous des mortels, l’enterrement est à 15h et personne n’emporte rien avec lui.