lundi 26 janvier 2015

Le roi est mort, vive le roi ! De Raif Badawi à Mohammad ben Nayef, en passant par Abdallah, Salmane et Moqrin ben Abdel-Aziz al-Saoud, bienvenue dans l’Arabie saoudite de transition (Art.270)


A croire un certain Bono, « you miss too much these days if you stop to think ». J’ai arrêté de penser quelques jours et apparemment, j’ai raté deux événements au moins. Pas la peine de s’attarder trop sur les enfantillages des potiches de l’Universe, le selfie de Miss Israël avec Miss Lebanon khalfie, passons directement à l’autre événement qui s’est transformé, bé sé7ir sé7èr, en un enjeu national libanais, la mort du roi Abdallah. Le décès du monarque saoudien était non seulement prévisible étant donné son âge avancé et son état de santé, mais tout le monde savait qu’une telle disparition ne bouleversa pas la politique nationale et internationale de l’Arabie saoudite à court terme. L’explication de cette transformation est évidemment ailleurs. Elle réside dans la méfiance, le mépris et la phobie que suscite le royaume saoudien dans une frange des communautés libanaises, chiite et chrétienne, du Hezbollah et du Courant patriotique libre pour être précis. Et pour cause !

Nul ne peut contester le fait que l’Arabie saoudite lutte depuis l’avènement de la République islamique d’Iran en 1979 contre l’ingérence des mollahs iraniens dans les affaires politiques et sociales de leurs voisins proches et lointains. Hier comme aujourd’hui, ils profitent souvent des communautés chiites locales, pour s’immiscer dans les affaires des pays arabes, aussi bien en Irak, en Syrie et au Liban, qu’au Bahreïn, en Palestine, en Egypte et au Yémen. Plusieurs câbles diplomatiques américains révélés par Wikileaks, ont permis de mesurer cette grande inquiétude des pays arabes, à juste titre et à juste raison, par rapport à la politique expansionniste chiite iranienne au Moyen-Orient et la menace que le régime des mollahs fait peser à toute la région. On apprend par exemple dans certains câbles rédigés entre 2008 et 2010, que le roi Abdallah justement a affirmé que « l'objectif de l'Iran est de causer des problèmes (...) on ne peut pas faire confiance aux Iraniens ». Le souverain saoudien avait prévenu les Américains que « si l'Iran parvenait à développer des armes nucléaires, tout le monde, dans la région, ferait de même ». Voilà pourquoi « il a appelé fréquemment les Etats-Unis à attaquer l'Iran pour mettre fin à son programme nucléaire ». Il leur a carrément conseillé de « couper la tête du serpent ». On apprend également, dans d’autres câbles diplomatiques, que Muqrin, le nouveau prince héritier (le plus jeune des fils d’Abdel-Aziz, le fondateur de l’Arabie saoudite), craignait déjà en 2009 que « le croissant chiite ne soit pas en passe de devenir une pleine lune ». C’est pour dire la place qu’occupe l’Iran dans l’esprit des dirigeants saoudiens.

Il est à noter par ailleurs que l’action de l’Arabie saoudite n’est pas dirigée uniquement contre les extrémistes chiites, elle concerne également les extrémistes sunnites, n’en déplaise aux propagandistes de tout poil. Nul ne peut contester le fait, là aussi, que le royaume wahhabite lutte aussi contre les « Frères musulmans » en Egypte et contre « l’Etat islamique / Daech » en Irak et en Syrie, des groupes considérés comme subversifs et ennemis de l’islam. C’est dans ce but que le roi Abdallah a fait inscrire en mars 2014, les Frères musulmans, Jabhat al-Nosra et Daech sur la liste des organisations terroristes, et a engagé les troupes de son pays aux côtés des Etats-Unis en septembre 2014, afin d’anéantir cette dernière.

On trouvera certainement beaucoup de choses à redire sur l’Arabie saoudite, sur les libertés fondamentales en général et sur le droit des femmes en particulier. Toutefois, la question qui a un réel intérêt aujourd’hui n’est pas de savoir si on doit être révolté ou pas, entre autres, par l’interdiction qui est encore faite aux femmes saoudiennes de conduire, devant la sentence délirante infligée au blogueur saoudien Raif Badawi ou face à la décapitation d’une femme en pleine rue de la Mecque, trois informations qui ont défrayé la chronique récemment. Aucun être libre et esprit sain, saoudien ou pas, ne peut rêver d’une telle société. C’est une évidence. Ce qui est intéressant plutôt c’est de savoir si ce que l’on reproche à l’Arabie saoudite, on ne peut pas le reprocher aussi à d’autres pays du monde aujourd’hui ou en d’autres temps ? Eh oui, la mise en perspective spatio-temporelle est toujours riche d’enseignements. Elle a la faculté de calmer l’ardeur des islamophobes engagés ou refoulés, et surtout, elle permettra de savoir si l’Arabie saoudite a évolué, évolue et évoluera, comme tous les pays du monde.

Sommes-nous si sûrs qu’au Liban, en Chine, au Japon ou aux Etats-Unis, une femme étrangère qui a torturé et tué sa belle-fille de 7 ans, ne sera pas condamnée à mort, même par des catholiques, des bouddhistes ou des protestants ? Oui mais elle ne sera pas décapitée sauvagement, j’avais oublié. C’est c’là oui, parce que l’exécution des gens par pendaison, injection d’une substance létale et chaise électrique -en petit comité, à l’abri des regards, derrière une vitre épaisse, pour ne pas entendre les cris de supplice, et pour ne pas choquer Homo erectus consumptor, ce qui pourrait freiner la consommation de la ménagère de moins de 50 ans, et menacerait la croissance économique- alors qu’Amnesty International n’en finit pas de reporter des cas de condamnés à mort qui agonisent pendant d’interminables minutes avant de rendre l’âme, sans parler de l’exécution de gens innocents à cause des erreurs judiciaires, est beaucoup plus civilisée ? Foutaises. Il n’y aurait pas eu François Mitterrand, qui a courageusement aboli cette sentence barbare, seulement en 1981, alors que la majorité des Français de l’époque y était favorable, la guillotine fonctionnerait peut-être encore en France et en Europe.

Autre interrogation. Quand un quotidien américain comme le très prestigieux New York Times, qui est édité à l’ombre de la Liberté éclairant le monde, la célèbre Statue de la Liberté, n’ose même pas publier la « une miséricordieuse » de Charlie Hebdo (et se contente de la décrire !) ou lorsque une chaine d’information continue européenne comme Sky News, interrompt brutalement l’interview avec Caroline Fourest parce que la journaliste française a osé brandir cette « une » en direct, et que tout cela survient dans l’indifférence générale des médias, des politiques et des populations américaines et anglaises, quelques jours seulement après l’exécution sommaire par des terroristes islamistes de 12 journalistes dont le seul crime fut qu’ils s’étaient exprimés librement dans le respect des lois en vigueur en France, peut-on se hachtaguer #JeSuisRaif et s’ériger ensuite contre la barbarie de la sentence infligée au blogeur saoudien de 31 ans, Raif Badawi, 10 ans de prison et 1000 coups de fouet, « pour s’être exprimé »? Je doute fort. A propos, sachez que quelques jours avant sa mort, le cabinet du roi Abdallah a demandé à la Cour suprême saoudienne de réexaminer le dossier du jeune blogueur qui milite courageusement depuis plusieurs années pour « la libéralisation religieuse » en Arabie saoudite. L’élément déclencheur de sa descente en enfer est une affirmation qu’il a rapportée, que beaucoup d’hypocrites qui demandent sa libéralisation ne partagent probablement pas : « musulmans, chrétiens, juifs et athées sont tous égaux ». Raif Badawi sera gracié un jour. On se contentera des flagellations qu'il a eues, en considérant que celles-ci lui serviraient de leçon. Il passera quelque temps en prison, avant de rejoindre sa femme et ses trois filles qui sont déjà installées au Canada. Il ne peut en être autrement.

Passons maintenant au statut injuste de la femme en Arabie saoudite qui fait couler beaucoup d’encre et d’octets. Etant donné le nombre d’âneries que j’ai lu ou entendu ces derniers jours, il convient de rappeler quelques faits. Dès son intronisation en 2005, le roi Abdallah avait fait savoir qu’il était favorable au droit des femmes de conduire. « La question exigera de la patience (...) Je crois que le jour viendra où les femmes conduiront ». Comme on dit en français, parfois, on ne peut pas aller plus vite que la musique, surtout dans un pays ultraconservateur. Toujours est-il que si la femme saoudienne reste sous la tutelle de l’homme saoudien, ce qui peut choquer les bobos sans frontières, il faut tout de même préciser qu’elle a un accès total à l’enseignement supérieur et partiel au marché du travail. Il faut savoir par ailleurs, que la réforme du régime matrimonial de 1804 en France, n’est intervenue que 161 ans après son entrée en vigueur. Ce n’est qu’en 1965 que la femme française a acquis le droit de gérer ses biens, ouvrir un compte en banque et exercer une profession sans l'autorisation de son mari. Ah si ! Pour l’histoire aussi, sachez que le Code Napoléon avait consacré l'incapacité juridique de la femme mariée. Étant considérée comme mineure, la femme était entièrement sous la tutelle de ses parents, puis de son époux, comme en Arabie saoudite, eh na3am. Pour ce qui est du droit de vote, dès cette année, le roi Abdallah avait prévu d’accorder aux Saoudiennes le droit de vote et le droit de se présenter aux élections municipales. Là aussi, pour rappel, les femmes françaises ont dû attendre 156 ans après l’affirmation dans la Déclaration des droits de l’homme et du citoyen de 1789, qui est sans ambiguïté quant à savoir que « les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits », pour n’obtenir finalement le droit de vote qu’en 1945, soit 52 ans quand même après la Nouvelle-Zélande. Soyons clairs, il ne s’agit en rien d’excuser des pratiques d’un autre âge, mais de relativiser les choses et de tempérer l’arrogance des ignares.

Autre élément à mettre sur le compte du roi Abdallah, l’instauration d’un quota féminin de 20 % au Majlis al-choura, soit 30 femmes au total pour cette Assemblée consultative d’Arabie saoudite. Par comparaison, le Liban, qui est sans quota, ne compte que 4 malheureuses députées sur 128. Si on exclut Gilberte Zouein et Nayla Tuéni, pour des raisons évidentes, étant des députées en état de veille médiatique depuis plus d’un mandat, le taux de féminisation du Parlement libanais, passe de 3,1 %, le même niveau que l’Iran et la Papouasie, à 1,5 %, un peu mieux que le Yémen et Vanuatu. Donc, les Libanais outrés par la condition de la femme saoudienne devraient plutôt se soucier de la condition de leurs congénères. Avec Miss Zouein présidant « la commission parlementaire de la femme » et Miss Tuéni comme « rapporteuse », il n’y a vraiment pas de quoi dormir sur nos lauriers avec ce duo de choc !

Et puisqu’on est dans la comparaison, allons plus loin. Alors que nous sommes sans président depuis plus de 8 mois, par la faute personnelle de Hassan Nasrallah et son allié Michel Aoun, les défenseurs zélés du Liban, dont la République libanaise se passerait bien -eh oui, je recycle mes formules !- trouvent encore à redire sur le régime saoudien. Pathétique. Ce qui frappe avec le décès du roi Abdallah est l’étonnante célérité avec laquelle on a proclamé la triple nomination de Salmane ben Abdel-Aziz comme nouveau roi d'Arabie saoudite (on sait d’après les documents de Wikileaks, que pour le nouveau monarque, les réformes du royaume doivent être poursuivies avec prudence sans se mettre à dos le camp ultraconservateur), de Muqrin ben Abdel-Aziz comme nouveau prince héritier et prince de la couronne saoudienne (étant donné que le roi Salmane est affaibli par des problèmes de santé, c’est le prince héritier Muqrin, le dauphin du roi Abdallah, de mère yéménite, qui pourrait rapidement prendre les rênes du pouvoir, voire devenir roi assez rapidement ; il représente la frange la plus libérale de la famille royale et ce n’est pas par hasard qu’il fut désigné dès le mois de mars 2014, par le défunt roi Abdallah lui-même, comme « le prince héritier du prince héritier »), et de Mohammad ben Nayef comme vice-prince héritier du trône saoudien (actuellement ministre de l’Intérieur ; il sera le premier petit-fils d’Abel-Aziz Al-Saoud à accéder au trône, d’ici une vingtaine d’années, marquant sans aucun doute une ère nouvelle pour l’Arabie saoudite ; il est connu pour sa lutte contre al-Qaeda). Dans cette célérité il faut voir une double volonté des dirigeants saoudiens, d’une part, d’assurer la continuité du pouvoir, dans un pays où des courants ultraconservateurs voient d’un très mauvais œil certaines réformes royales, où les prétendants au trône sont très nombreux et où une frange de la communauté chiite, téléguidée par l’Iran, tente d’exploiter les failles du Royaume sunnite, et d’autre part, de rassurer la communauté internationale, dont l’économie reste dépendante du premier exportateur de pétrole au monde.

Ah, une dernière chose qui révolte nos zélés, le deuil national décrété par le Liban en hommage au roi Abdallah. Et pourquoi pas pour nos soldats morts pour la patrie ? En théorie, je serais d’accord. C’est d’autant plus ridicule, que la famille Al-Saoud elle-même n’organisera pas une période de deuil national et ne prévoira pas de fermeture des administrations publiques aussi longues. Mais comme tout au Liban, le problème réside dans l’hypocrisie qui se cache derrière cette protestation, qui ne tient pas compte du fait que tout roi saoudien est quand même pour tous les musulmans du Liban, notamment de la communauté sunnite, le Gardien des deux Saintes mosquées. En tout cas, qui est soucieux de la vie des soldats libanais, n’a qu’à exiger urbi et orbi le retrait de la milice du Hezbollah du bain de sang syrien, le déploiement de l’armée libanais le long de la frontière syro-libanaise et le contrôle d’une main de fer de cette dernière. Qui est outré par ce long deuil national n’a qu’à refuser haut et fort l’aide généreuse octroyée par l’Arabie saoudite à l’armée libanaise, des armes achetées à la France pour un montant total inespéré de 4 milliards de dollars ! Pathétiques. Si les Saoudiens ont commis des erreurs dans le passé, c’est d’avoir évité à maintes reprises la faillite économique de l’Etat libanais, par des dépôts financiers massifs, et surtout d’avoir oublié l’avertissement d’Abou Tayeb al-Mutanabbi : 
إذا أنتَ أكْرَمتَ الكَريمَ مَلَكْتَهُ      وَإنْ أنْتَ أكْرَمتَ اللّئيمَ تَمَرّدَا

Une toute dernière chose. Le roi Abdallah repose dans une tombe d’un cimetière public de Riyad, sans faste ni fioriture ni aucune inscription, selon les traditions de l’islam. Tout un symbole qui rappelle à tous, homme et femme, que l’on soit roi ou blogueur, ultraconservateur ou ultralibéral, religieux ou profane, riche ou pauvre, musulmans, chrétiens, juifs ou athées, nous sommes tous des mortels, l’enterrement est à 15h et personne n’emporte rien avec lui.